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6 octobre 2009

Le corps un nouvel objet des historiens ?

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« Le corps est présent dans les textes des historiens "traditionnels". Nul n'ignore la beauté des femmes ou l'allure des rois, les famines ou les maladies. Mais si ce corps est présent, il n'est jamais central. Il est décor, accident. Il accompagne les événements censés faire l'histoire, il n'est pas à lui seul "objet historique". Ses évidences demeurent anecdotiques, ignorées dans leur coloration temporelle.

Tout change avec les travaux récents. Le corps est devenu un thème historique à lui tout seul. L'interrogation sur la transformation de ses apparences, sur celle de ses modes de faire ou de sentir, est jugée aujourd'hui aussi "normale", aussi "sérieuse" que l'interrogation sur l'histoire des gouvernements, des personnages ou des sociétés. Les descriptions se sont multipliées. Les interprétations ont suivi, entrecroisant économie, politique, culture, psychologie.

C'est sans doute que l'attention avivée portée au corps dans nos sociétés, les consommations, les soins, ont renouvelé les curiosités. C'est aussi que les sciences sociales ont bouleversé les questionnements. Sociologues, anthropologues, psychologues ont fouillé les comportements comme jamais, quêtant les indices de culture et d'identité dans les expressions, goûts, pratiques ou sensations.

Le regard s'est déplacé. Le corps a gagné un sens qu'il n'avait pas. D'où le renouveau possible de l'enquête historique, l'attente d'une fécondité inédite dans l'étude de transformations temporelles précises : celles de l'ensemble des repères et investissements corporels. Tous recèlent une signification au-delà d'eux-mêmes. Tous disent une singularité. Leur caractéristique n'est plus simplement d'accompagner les événements, mais aussi d'en être la "chair". Une histoire du corps peut exister, car l'expérience corporelle est un "point frontière" original où se croisent du collectif et du sujet.

Quelques exemples l'illustrent. L'interrogation culturelle d'abord. Montrer, comme le font les historiens du Moyen Age aujourd'hui, que "la civilisation médiévale est une civilisation du geste", c'est transformer en profondeur la vision des sociabilités : celles que le statut encore précaire de l'écrit, dans ces temps anciens, impose aux comportements. Serments et rituels, allures et tenues prennent alors un nouveau relief.

Leurs dispositifs jouent un rôle de message d'emblée entendu, d'engagement, de mémoire aussi. Leurs fastes s'imposent, eux qui "ignorent" les ruses et les abstractions d'un écrit devenues pour nous évidences. Une pluralité de codes et de savoirs s'aiguise, que seule cette attention au corps peut révéler. La civilisation médiévale en est autrement appréciée.

L'interrogation sociale ensuite. Montrer, comme le font les historiens de la période classique aujourd'hui, que la distinction entre les personnes passe, dans cet univers aristocratique des cours, par un interminable affinement des humeurs, c'est souligner, comme jamais, la profondeur de la distance sociale : "Plus haut on est placé dans la société, plus on est saigné et purgé." Le prestige ne s'affiche pas seulement sur l'habit, il doit s'incarner, mobiliser l'imaginaire des organes, leur épurement continu. Le corps radicalise la distance. Il l'expose. Il l'"éprouve" aussi, jusque dans son "dedans". Hiérarchies et distinctions redoublent de matérialité.

L'interrogation sur les genres encore. Montrer, comme le font les historiens des modèles masculins et féminins, combien, durant une longue période des sociétés occidentales, l'effigie de la femme et celle de l'homme se distinguent dans leurs représentations comme dans leurs constructions, c'est approfondir toujours davantage des différences de rôle et de statut. La taille très longtemps corsetée des tenues féminines, par exemple, la taille plus libre, sinon enrobée, des tenues masculines, n'opposent pas seulement l'imaginaire de la puissance à celui de la vulnérabilité, ne transposent pas seulement le lourd et le léger, elles matérialisent deux univers : à l'un le travail de la ville et des champs, à l'autre le couvert de la maison, à l'un la brutalité du dehors, à l'autre la marginalité du décor. L'enveloppe désigne. Elle se construit, s'entretient, spécifie des territoires, des actes.

Encore faut-il dépasser les trop grandes dispersions. Le corps est aussi le lieu de représentations "unifiantes". Un repère identique peut commander des pratiques disparates. Le seul exemple d'une vision totalement inédite de la respiration à la fin du XVIIIe siècle en est le plus frappant exemple.

La vie brusquement perçue comme dépense énergétique et principe de rendement, le poumon devenu lieu de combustion, font basculer de part en part l'allure et la tenue physiques. La poitrine se tend sous le gilet des hommes comme elle s'accroît sous le corsage des femmes au début du XIXe siècle. La mode vestimentaire peut même multiplier les rembourrages pour mieux souligner ce déploiement.

L'attention à un air "brûleur" réoriente encore les pratiques sanitaires, sensibles aux effets "revigorants" prêtés à l'oxygène, comme elle réoriente les pratiques alimentaires, sensibles à la force combustive des denrées, ou comme elle réoriente l'évaluation du travail, sensible aux ressources combustives de l'ouvrier. Une même représentation du corps relie l'esthétique, le labeur, l'aliment, la santé.

Un raisonnement identique peut être tenu pour d'autres modèles de corps bien sûr. La fascination exercée aujourd'hui par les repères "informationnels" par exemple, l'importance donnée à l'écoute des sens, le rapprochement entre les dispositifs organiques et les dispositifs informatiques. Nouvelles "synthèses", ici encore : les valeurs physiques pensées davantage selon les ressources réactives, les silhouettes selon les qualités d'autocontrôle, le corps travailleur selon ses capacités de réponses aux signaux, sa résistance aux charges mentales, le corps nourri pensé davantage selon les exigences nerveuses, l'accroissement des lucidités. Une des originalités de l'histoire du corps est bien d'orienter vers des représentations unifiantes. Elle éclaire une époque autant qu'elle en souligne la possible "homogénéité".

Reste à suivre des logiques temporelles dynamiques, traversant époques et durées. Il en est une, centrale : celle révélant dans l'histoire de l'Occident la lente "appropriation" du corps par le sujet. Non pas l'importance accrue de ce corps, mais bien le déplacement de son statut : la liaison toujours plus aiguë entre la manière dont le corps est éprouvé et la manière dont l'identité est affirmée.

Il faut lire les Mémoires, les lettres, les récits du passé pour constater à quel point des expériences demeurées longtemps négligeables ou secondaires prennent insensiblement une valeur marquante : les sensations internes, leur diversité, leur intensité. Les rêves, les imaginaires, les dérives physiques aussi, deviennent lentement autant d'occasions d'interrogations, comme si le sujet avait à explorer dans cet univers sensible ce qui fait sa "substance", comme son identité. Jusqu'à cette certitude actuelle de découvrir au coeur de troubles organiques les traumas de l'enfance ou les tensions oubliées.

Il faut y voir l'insensible effacement de l'"âme", la conviction croissante que l'espace du sujet est bien celui de son enracinement organique, sa matérialité : la confirmation que la civilisation occidentale est celle de l'individu et de sa singularité postulée. Le corps est bien devenu l'inépuisable objet d'une histoire toujours plus sensible à la chair des cultures comme à celle du temps ». Le Monde

Le corps un nouvel objet des historiens

Le corps, nouvel objet des historiens, par Georges Vigarello

LE MONDE | 03.10.09

 

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