Ni lui ni elle... alors qui ?
LE MONDE | 08.08.09 | 14h40 • Mis à jour le 09.08.09 |
17h09
Leur
nom même résiste au consensus. Hermaphrodite ? Troisième sexe ? Porteur d'une
"ambiguïté génitale" ? Eux
préfèrent les termes "intersexué", "intersexe" ou "intergenre" - aucun ne les satisfait
tout à fait. Mi-hommes mi-femmes, ils sont nés avec une malformation des organes
génitaux. Un clitoris trop gros, un pénis trop petit, un vagin incomplet ou des
testicules sous-cutanés, du fait d'un dérèglement hormonal ou d'une anomalie
chromosomique. Beaucoup ont subi dans leur prime enfance une opération
chirurgicale aux résultats souvent salutaires, parfois catastrophiques. Tous se
sont demandé, avec plus d'acuité que les autres, ce que c'était que d'être une
femme, d'être un homme. Ce qu'ils étaient, eux. Que leurs parents avaient vu
naître sans qu'ils ressemblent ni à une fille ni à un garçon.
Longtemps,
leur témoignage fit défaut. Il fallut attendre Michel
Foucault, et sa redécouverte des Mémoires
d'Herculine Barbin, pour que s'ouvre une fenêtre sur ce qu'avait été la vie
de ce "pseudo-hermaphrodite
masculin" né en 1838, considéré comme une femme à la naissance,
puis réassigné comme un homme, sous le prénom d'Abel, après une liaison
amoureuse et un examen médical approfondi. Barbin se suicida à l'âge de 30 ans.
Foucault réédita son journal intime en 1978 pour démontrer le malaise de celui
qui doit se définir sexuellement. Un questionnement du genre aujourd'hui repris
et élargi par la philosophe américaine Judith Butler,
qui envisage une multiplicité d'identités sexuées.
A mesure
que se développaient, dans les années 1990, les courants gay, lesbien et
transsexuel, dont Judith Butler est devenue l'icône, un mouvement de
protestation émergea aux Etats-Unis contre la normalisation médicale subie par
les intersexués. Plusieurs associations se créèrent en Amérique, mais aussi en
Europe. Les plus militantes d'entre elles faisant notamment pression pour que
les médecins cessent d'opérer systématiquement les nouveau-nés atteints de
malformations génitales, et attendent que ces derniers soient adultes pour
choisir leur genre. Voire pour ne pas choisir.
Pour
comprendre les enjeux de ce débat identitaire et sociétal, il faut préciser ce
que les médecins appellent officiellement, selon un consensus international
adopté en 2005, les Desorders of Sex Development
(DSD). Toutes causes confondues (on en dénombre une trentaine), ils concernent
en moyenne une naissance sur 5 000 en France - soit environ 200 nouveau-nés par
an. Dans l'hémisphère Nord, plus de 50 % de ces DSD sont dus à une maladie des
surrénales, appelée hyperplasie
surrénalienne congénitale. Ces petites glandes situées au-dessus
du rein fabriquent trop d'androgènes (hormones mâles), ce qui virilise les
embryons féminins XX.
Cette
affection présentant par ailleurs un risque vital, un traitement à vie, à base
de cortisone, est indispensable pour compenser le dérèglement des surrénales.
Moyennant quoi les petites filles atteintes de ce trouble se développeront
normalement et seront fertiles.
Assez
fréquent lui aussi, le syndrome d'insensibilité aux androgènes, qui affecte les
embryons masculins XY, se caractérise par une absence de récepteurs aux
androgènes. Si l'absence est totale, l'enfant deviendra une femme stérile XY. Si
elle est partielle, il est alors difficile de déterminer si l'enfant, en
grandissant, sera plutôt de phénotype masculin ou
féminin.
Dans tous
les cas, les personnes atteintes de DSD naissent avec des organes génitaux
atypiques. Ils ne sont pas malades, mais nécessitent, pour accéder à une
sexualité "normale" - notamment pour être fertiles, ce que plus de 60 % d'entre
eux peuvent aujourd'hui espérer -, une ou plusieurs interventions
chirurgicales.
Faut-il
faire ces opérations, et à quel moment ? C'est toute la question. Lorsqu'un
DSD
Le corps
médical évoque les souffrances psychiques des parents et des enfants qui, non
opérés, verraient croître le fossé entre leur corps et leur identité sociale ?
Elles rétorquent que c'est faire peu de cas des souffrances physiques de ceux
qui, après avoir subi parfois plusieurs opérations mutilantes, n'accèdent pas
pour autant à une sexualité épanouie. Quand ils ne découvrent pas, une fois
devenus adultes, que le sexe qu'on leur a assigné n'aurait pas été celui de leur
choix.
"Ce
débat est complètement biaisé, et il est en train de
s'éteindre", affirme le docteur Claire Fékété,
chef du service de chirurgie pédiatrique viscérale de l'hôpital Necker Enfants
Malades (Paris) et spécialiste de ces malformations. "Il a été initié par des adultes de 30-40 ans, eux-mêmes
porteurs de DSD, qui avaient été traités et opérés à une époque où on ne
disposait pas des moyens thérapeutiques actuels, et qui demandaient à juste
titre qu'on ne fasse rien plutôt que cela. Mais les progrès, depuis, ont été
considérables, dans le diagnostic comme dans le pronostic. La cause d'un DSD
peut aujourd'hui être identifiée dans 85 % des cas. Et la plupart du temps, on
peut alors évaluer de façon assez formelle comment l'adulte se comportera après
la puberté."
Faut-il
pour autant opérer ? "Nous expliquons aux
parents que nous avons la possibilité, par une intervention chirurgicale, de
mettre l'aspect et les organes de leur enfant en concordance avec le sexe
d'élevage proposé, au moment qui leur conviendra, poursuit-elle.
Et je peux vous dire que, dans la majorité
des cas, les parents souhaitent une intervention précoce. Ils commencent parfois
par vouloir attendre un peu, mais ils reviennent trois mois plus
tard." Trop douloureux de devoir confier à la crèche, à une
nourrice, un enfant aux organes génitaux non conformes. Trop difficile d'assumer
la confusion des genres.
"Qu'il y ait enfin des associations de patients qui
s'expriment et disent ce qu'ils ressentent, je trouve ça formidable. Mais
lorsqu'elles demandent à ce qu'on laisse les gens choisir, elles ne tiennent pas
compte de la demande pressante des parents", renchérit Claire
Bouvattier, pédiatre endocrinologue à l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul
(Paris), pour qui "notre société n'est pas
du tout fabriquée pour supporter des enfants qui ne soient ni fille ni
garçon". Un constat que partage également François
Ansermet, chef du service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent des
Hôpitaux universitaires de Genève. Même si la position personnelle de ce
psychanalyste, qui suit depuis bientôt vingt ans des personnes atteintes de DSD,
a évolué sur la question de l'opération précoce.
"A mesure que j'écoutais mes
patients, dit-il, j'ai
commencé à comprendre que les médecins, en voulant les mettre dans une norme
anatomique, leur imposent en fait une norme cicatricielle. Qu'un vagin fabriqué
à coups d'opérations n'a pas de sensibilité, qu'un pénis non fonctionnel est
très pénible. Et qu'il vaut parfois mieux une sexualité hors normes qu'une
adéquation à la pénétration, si celle-ci doit être au prix d'une insensibilité
des zones génitales." Aujourd'hui, François Ansermet prône que
la question de l'assignation à un sexe ou à un autre "reste ouverte et soit examinée au cas par
cas". Il insiste sur l'importance que revêt, dans ce domaine, la
prise en charge globale de la famille et de l'enfant. Tout comme Claire Fékété,
pour qui "l'information des parents doit
être totale, claire et complète, et doit être donnée régulièrement à l'enfant
dès qu'il est en âge de
l'entendre".
Qu'est-ce
qu'un homme, qu'est-ce qu'une femme ? Au-delà de la prise en charge médicale, la
question de fond que posent ces troubles de l'identité sexuelle reste peu
débattue en France. L'excellente enquête sur l'"intersexuation" que vient de publier le
journaliste indépendant Julien
Picquart, Ni homme ni
femme, n'en prend que plus d'intérêt. Pour la première fois, une
quinzaine de personnes y racontent leur quotidien, leur parcours, les
traitements qu'ils ont reçus, leur vie sentimentale et sexuelle. Leurs
pathologies sont différentes, leur âge, leur contexte familial et social
également. Mais leurs questions sont toujours les mêmes. Quelle importance
doit-on accorder aux organes génitaux ? N'y a-t-il vraiment que deux sexes ?
Jusqu'à quel point peut-on décider de son devenir, au-delà de ce qui nous
détermine ?
"Pour tous, la plus grande souffrance provient du
silence, du non-dit", affirme Julien Picquart. Utopiste
revendiqué, il veut croire qu'"une autre
approche des variations du développement sexuel est possible, via une autre
conception du sexe et du genre, une autre définition de
l'humanité".
Accepter
sereinement de ne pas cantonner l'être humain à un sexe ou à un autre, cela
reviendrait à étendre un peu plus le champ des possibles. Celui, donc, de notre
liberté. Au-delà du masculin, du féminin.
Catherine
Vincent
Ni homme ni
femme
Enquête sur
l'intersexuation
de Julien
Picquart.
Ed. La
Musardine, 240 p., 16 €.
Défaire le
genre, de Judith Butler.
Ed.
Amsterdam, 2006.
Mes
souvenirs. Histoire d'Alexina/Abel B., d' Herculine
Barbin.
Ed. La
Cause des livres, 2008.