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24 avril 2009

Hommage à Eve Kosofsky Sedgwick

Hommage à Eve Kosofsky Sedgwick

Edition : Bookclub

La grande théoricienne et intellectuelle américaine Eve Kosofsky Sedgwick, considérée comme l’une des fondatrices de la théorie queer et auteur notamment de Epistémologie du Placard  (Epistemology of the Closet) de Between Men et de Tendencies, est morte dans la nuit de dimanche à lundi. Pour lui rendre hommage, j’ai posé des questions à deux de ses lecteurs : Judith Butler et Didier Eribon.

Judith Butler on Eve Sedgwick

- What is, in your opinion, the importance of Epistemology of the Closet?

J.B. : The Epistemology of the Closet was the breakthrough text of queer theory and has instituted lasting effects on literary reading and queer practices within and outside the academy.  Sedgwick allowed us to think about the tensions that exist between "identities" and "acts" and also encouraged us to consider the powerful effects of silence even as we affirm public acts of coming out.  She gave us a way of understanding desire as it crosses identifications and bodies, and allowed us to see a way of reading some of the most important modernist literary texts that brings to the fore the intense preoccupation with queerness that runs through its languages.  She also offered a way to think about the vibrant connections between academic and activist work.

  - What have been the interactions (or dialogue) between your thought and Eve Kosofsky Sedgwick’s works?

J.B. : I think perhaps at first we took each other by surprise, since her Epistemology of the Closet was in press when Gender Trouble was published. So we had different perspectives, mainly because I was formed in philosophy, and she was an extremely fine reader of literary texts.  I think we both agreed that simple notions of identity could not form the basis for a robust politics, especially when AIDS became the focus of queer politics in the US.  We were both interested in performativity, but she explored domains of affect that were not at the center of my own thinking.  Perhaps my early version of performativity was construed as "agency" in a way that missed some of the important dimensions of "misfire" in Austin.  If we had differences, it was probably over language and disciplinary formation. But I had every confidence that on political matters, we would put our bodies on the same line.

- How has "Queer theory" redefined Theory and Politics?

J.B. : I think the very thought that sexuality is theoretical, that it has always been at work in theory, that it requires its own theory, is still contested.  Of course, there are always normative views of sexuality that are presupposed in many theories, but what does it mean to have a theory of the anti-normative or the counter-normative?  And what does it mean to have a theory in which, at the heart of the normative, one finds a certain failure, weakness, faillibility. To have a theory of sexuality is no longer to treat sexuality as the taken for granted; it is also no longer to take it as too unimportant for the matter of theory. That latter position undertakes a disavowal that itself has to be theorized.  Theory is a way of exploring the possible, and sexuality is certainly a domain whose possibilities have remained unthought, unthinkable, in a great deal of so-called theory.

                                                                  Propos recueillis par Geoffroy de Lagasnerie

Didier Eribon sur Eve Sedgwick

- Vous aviez invité Eve Kosofsky Sedgwick au colloque sur les études gays et lesbiennes que vous avez organisé à Beaubourg en 1997. Quelle a été pour vous l’importance d’Epistemology of the Closet ?

D.E : J’ai découvert Epistemology of the Closet quelques années après sa parution aux Etats-Unis en 1990. Quand je l’ai lu – avec passion -, c’était déjà un livre célèbre dans le monde anglo-saxon, mais inconnu en France. Nombre de ses analyses m’ont semblé lumineuses, et notamment celles à propos du « placard » comme structure fondamentale d’oppression des vies gays et comme foyer d’un « privilège épistémologique » hétérosexuel qui manipule la connaissance sur la sexualité des gays lorsque ceux-ci s’imaginent se cacher alors que leur « secret » est connu…  La relecture de Proust sous cet angle, que propose Eve Sedgwick, dans le chapitre final de son livre, est tout simplement éblouissante. Elle renouvelait ainsi les études proustiennes et les études littéraires en général. Quand j’ai lu ce livre, je venais tout juste de commencer à écrire  Réflexions sur la question gay et toute la première partie de mon livre, qui propose une phénoménologie de l’expérience vécue, s’appuie très largement sur ses analyses. Ma pensée sur toutes ces questions lui doit beaucoup. Cela rejoignait mes préoccupations sartriennes : l’identité est toujours produite relationnellement, par le « regard » social qui constitue l’autre comme objet et se donne un pouvoir sur l’« être »  ainsi infériorisé.

- Vous avez continué à vous intéresser à ses travaux par la suite ?

D.E. : En fait, depuis le milieu des années 1990, mon travail a été en dialogue constant avec sa démarche. Et ce fut parfois, bien sûr, un dialogue critique. Car je considérais, par exemple, qu’elle n’accordait pas assez d’importance aux mécanismes sociaux de la domination et de la subjectivation. Son domaine était la littérature, et j’étais plus marqué par la sociologie et les sciences sociales. Et bien qu’une de nos références communes ait été l’œuvre de Foucault, notre manière de le lire était assez différente. Elle s’intéressait plus à la question des « discours », et moi à celle des institutions et des pratiques sociales. Mais je me suis senti très proche d’elle quand j’ai écrit  Une morale du minoritaire (Fayard, 2001). Dans ce livre, je m’appuie sur les théories de la honte et de l’ « abjection » développée dans les textes de Genet et Jouhandeau pour essayer de penser les processus de la subjectivation minoritaire, et j’ai alors croisé ce qui, dans la réflexion de Sedgwick, avait suivi son ouvrage de 1990 : elle avait en effet publié un superbe article sur le sentiment de la honte, qu’elle décrivait comme une « énergie transformationnelle ». C’est exactement la manière dont Genet et Jouhandeau en parlent  : un sentiment auquel les minoritaires sont voués par l’ordre social mais aussi le point de départ à partir duquel ils réinventent leur subjectivité et s’affirment comme sujets de leurs discours, comme sujets de la politique. 

- Qu’est-ce que la théorie queer a changé à la théorie ?

D.E. : Je crois que la théorie queer a bouleversé l’ensemble du champ théorique : les interrogations sur le genre, sur la sexualité et sur l’articulation et l’intersection de ces questions avec celles qui concernent les classes, les races, et d’autres enjeux encore, ont provoqué une onde de choc qui a affecté l’ensemble des disciplines intellectuelles. Et qui a obligé à repenser ce qu’on croyait penser. Ce fut d’une extraordinaire fécondité. Et même si, aujourd’hui, ce qui se présente comme « théorie queer » a bien souvent sombré dans la routine et le rabâchage, comme le déplorait récemment Judith Butler, il faut en conserver ce qu’il y avait de meilleur en elle : une force déstabilisatrice des évidences et des impensés et une incitation à l’invention intellectuelle et politique.

                                           Propos recueillis par Geoffroy de Lagasnerie

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