"Fais pas ci, fais pas ça" - Le corps et ses formules
VIème Colloque. Nancy, le 5 juin 2010.
Un corps, ça court, ça vit, ça s'agite. Ca désire, aussi, si souffrance ou malaise n'en figent pas le mouvement. Le furet court sous la parole, mais ce qui échappe à celle-ci peut néanmoins se déchaîner au-delà des plaisirs : émotions incontrôlables, émois et brutalités montrent la fragilité et la nécessité des frontières entre les corps. Comment les placer, les moduler, les modifier ?
Un corps vit et pâtit à partir de signifiants, de paroles dites sur lui par ceux qui en le mettant au monde l'ont accueilli, de manière toujours singulière, et inscrit dans un discours qui ne cessera de se répéter et de se transformer. Chacun hérite à son insu de ces marques primordiales sur son corps ; à lui d'en apprivoiser les conséquences de satisfaction ou d'interdiction. Ainsi écartelé entre paroles et discours, pris dans les filets de la langue, le corps s'éprouve et cherche à passer entre ce qui le mortifie et le vivifie.
Comment se construit un corps aujourd'hui ? Avec quels dispositifs, quels appareillages ?
Se créer des espaces et un temps propres, dans le vif du corps, a une fonction essentielle, « hétérotopique », aurait dit Michel Foucault[1], celle de ne pas écraser le fini sur l'infini. En étant parlé, un corps n'échappe pas au pouvoir mortifiant d’un discours déjà là, normé par des routines langagières. Il s’agira donc de décliner les chances d'énonciation inventive qu'autorisent des paroles vivantes. Exemples : l'expérience de chorégraphes comme Pina Bausch, celle des danseurs de rap, de hip-hop, du slam, mais aussi des intrications, plus intimes, entre parole et motricité. Celles-ci mettent le corps en œuvre autrement que par l'exploit sportif, ses performances et ses effets de massification.
Quelles en sont les conséquences sur le lien social ?
La conjonction des discours scientifique et capitaliste a fait « surgir au monde des choses qui n'existaient d'aucune façon au niveau de notre perception »[2], des gadgets, disait Lacan qui réduisent chacun d'entre nous au statut de « prolétaire »[3], engendrant individualisme radical et solitude abyssale. De fait, l'accrochage aux objets agalmatisés de l'ingénierie contemporaine transforme la « satisfaction » des « parlêtres » et en subvertit les usages, souvent jusqu'à l'addiction, comme en témoignent bien des jeunes mais pas seulement.
Une tresse de textes de référence, peut orienter cette réflexion : de Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je »[4] démontre l’aliénation fondamentale du corps à son image et renvoie au texte de Freud, « Pour introduire le narcissisme »[5] ; le texte de Jacques-Alain Miller, « L'image du corps en psychanalyse »[6] porte ces avancées au plus vif de notre actualité ; la conférence de Jacques Lacan, « La troisième » situe le discours analytique comme lieu branché sur et suscité par le non-rapport sexuel, tout « parlêtre » étant confronté à une castration irréductible.
Les lumières de tous ceux qui y sont sensibles (artistes, médecins, enseignants, juristes, philosophes, éducateurs...) permettront d'étayer nos avancées.
Le Ve Colloque a abordé l'exil de chacun dans la langue. Ce VIe Colloque met à l'étude les formes contemporaines de construction des corps en mal de nouage : leurs impasses, leurs trouvailles, leurs modes, civils ou incivils. À partir de travaux des laboratoires notamment, il visera à en dégager les appareillages comme autant de tempéraments à la jouissance qui les anime et parfois les mine, pour mieux parier sur le vivant et sa dignité.
[1] Michel Foucault, Le corps utopique, les hétérotopies, Nouvelles éditions lignes, 2009, p. 7-36.
[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 184.
[3] Jacques Lacan, Conférence, « La troisième », Lettres de l'EFP, n° 16, nov. 1975.
[4] Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 93-100.
[5] Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, Paris, PUF 1969, p. 81-105.
[6] Jacques-Alain Miller, « L'image du corps en psychanalyse », La cause freudienne, n° 68, Paris, Navarin Éditeur, 2008, p. 94-104.
La commission scientifique propose six axes de travail, qui permettent de circonscrire l'ampleur du thème choisi "Fais pas ci, fais pas ça. Le corps et ses formules", sur un mode interrogatif.
1. Les soins du corps, entre gestes et paroles
Le savoir médical « fait mouche par des mots. » Quelle langue parle-t-il quand il tend à réduire le corps humain à (des morceaux d’) un organisme ? Donne-t-il place au corps en tant que parlant et parlé ? Quand les appareillages modernes soutiennent-ils le corps, quand l’encombrent-ils ? Parviennent-ils à déplacer les frontières entre maladie, handicap et santé ?
2. Les images du corps et la vie
Le corps propre est-il débordé par son image au miroir ou la déborde-t-il ? Qu'est-ce qui échappe à l'image au miroir ? Quelles leçons tirer du « stade du miroir » sur la structure du sujet ? Fais-ci, fais pas ça ou les diverses incidences de la forme et de ses normes. Comment conjuguer cette forme donnée par l'image de l'autre avec ce qui la déborde nécessairement ? À quelle aune la juste mesure se réfère-t-elle dans la critique contemporaine ? Quels nouveaux symptômes aujourd’hui ? par excès ? par défaut ?
3. Fragilité et étrangeté du rapport au corps
Tels sont les effets de la morsure du langage sur le corps. Quelles utopies offrent les inventions des artistes de l’éphémère ? Qu’apprend la danse à ceux qui pratiquent cet art ? à ceux qui en sont les spectateurs, parfois fascinés ? Suscite-t-elle encore des fantasmes ? Quelle différence entre ce qui s'y éprouve et ce qui s'en déchiffre ? Quels écarts entre les présences dans la danse classique et dans les écoles contemporaines ? Quelles limites les danseurs cherchent-ils ou parviennent-ils à repousser ? Leurs habillages singuliers indiquent-ils des modes de jouir différents ? Un artiste pourrait-il cerner le mode de jouir de son corps propre ? Quel metteur en scène, chorégraphe le pourrait de la présence singulière du corps des autres ?
4. Les extensions contemporaines du corps
Á la question « qu’est-ce qu’un objet ? », Marcel Duchamp répond : une pièce détachée. Comment se bricolent des habillages du corps avec les pièces détachées modernes (mobiles, MP3, jeux vidéos, ordinateurs, Techniques de l'Information et de la Communication ....). Creusent-ils le malaise ? Travaillent-ils à un mieux-être, voire à une maîtrise ? Permettent-ils de nouvelles rencontres de l'autre sexué ou d'y échapper autrement ? Quels déplacements ces pièces sonores ou visuelles produisent-elles sur la parole ? dans le lien social ? sur le discours éducatif ? Quelles surprises réservent-elles ?
5. Corps à l'épreuve : « insurgés du corps »
Cicatrices sur les corps, marquages, ritualisations, tatouages, conduites et activités à risques entre vie et mort, entre masculin et féminin, sont autant de façons de se lier, de ressembler à d'autres, sans en passer par la parole. Est-ce un passage nécessaire pour emprunter les défilés de la langue ou pour y échapper ? Quelles continuités, quelles ruptures entre marques dans la chair et ce qui s'en dira ou s'en écrira (slam, rap, poésie, déclamation...) ?
6. Conversations des laboratoires