Purulence
Un véritable choc littéraire !
Amoreena Winkler est née en 1978, à Rome, dans la secte pédophile, proxénète et apocalyptique Les enfants de Dieu dont elle sort à l’âge de 17 ans.
Purulence, livre de la nécessité écrit plus d’une dizaine d’années après, est le récit à hauteur d’enfant de cette survivante, dont la lucidité transforme le témoignage en une œuvre d’une présence effroyable.
ENTRETIENS :
▪ Entretien écrit
▪ Entretien filmé
Amoreena Winkler est née en 1978, à Rome, dans la secte pédophile, proxénète et apocalyptique Les enfants de Dieu dont elle sort à l’âge de 17 ans.
http://ego-comme-x.com/spip.php?article436
CHRONIQUES :
« À chaque rentrée littéraire, son brûlot… Gageons qu’avec « Purulence »
les éditions Ego comme X vont marquer les esprits. Nulle recherche du
coup éditorial derrière la parution du livre d’Amoreena Winkler, mais
la marque de directeurs de collection capables de repérer LE texte
nécessaire, fut-il signé d’une parfaite inconnue. Le livre d’A.Winkler,
ouvertement autobiographique, relate son enfance passée au sein d’une
« secte proxénète, pédophile et apocalyptique » (« Les enfants de
Dieu », dont la chorale ira jusqu’à occuper les plateaux de Guy Lux à
la fin des années 70 avant que n’éclatent les scandales). Le récit
n’est pas cousu de fils blancs, et relègue sans peine les auto-fictions
les plus fameuses de ces dernières années au rang d’aimables bluettes.
Le plus troublant dans la narration d’A.Winkler reste son refus de
jouer la carte de la victimisation. Certains journalistes auront beau
essayer de désamorcer l’ouvrage en lui réservant un traitement
exclusivement sociologique, rien n’y fera, « Purulence »
restera l’acte de naissance d’un authentique écrivain. Il n’est que de
voir la façon avec laquelle Winkler enchâsse dans son récit les
préceptes de la secte (véritable cristallisation de la paranoïa
ambiante), évite tout pathos et parvient à tenir à distance tout
ressentiment, lors qu’elle enchaîne les scènes d’abus. Chaque séquence
extraite de son enfance nomade, elle sait la raconter au présent
indicatif, la regarder en face, comme si elle ne craignait même plus de
revivre toute cette violence. Impressionnant. »
Livre et Lire
« Nullement racoleur, ce livre ouvre une brèche dans l’espace
confessionnel propre à ce type de documents, met à bas une forme
d’hypocrisie concernant les sévices faits aux enfants. Salutaire et
poignant. »
Philippe Di Folco
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EXTRAIT :
(8 pages)
– Moi j’aime bien…
Le revers puissant que m’a destiné “papa” m’envoie
tournoyer et brise la claire euphorie qui animait mes paroles.
– Que je ne te reprenne pas à dire “moi je” ! Ça ne doit
plus sortir de ta bouche. On te l’a déjà dit, non ?
– Le “moi je”, c’est l’ego, et c’est mal. Ton corps et ton
esprit appartiennent à Jésus et à la Famille. Le “moi je”,
tu le fais disparaître. C’est le Seigneur à travers toi qui doit
briller, explique ma mère.
Je m’empresse de répondre : « Oui Papa, oui Maman »,
et de mémoriser au mieux ces nouvelles informations qui
régissent mon comportement. La répression de ma spontanéité
naïve est systématique.
J’ai quatre ans et je m’oublie beaucoup. Nous arrivons
à Fontainebleau pour un fellowship dans une demeure.
Cela implique des retrouvailles, des nouvelles rencontres,
du partage et de la communion dans l’Esprit. Je m’extasie
sur ce pavillon de banlieue serti de verdure et farci
de personnes inconnues, sur les perspectives de notre
présence, sur la chambre qui nous est attribuée…
Mais j’ai quatre ans, et “moi je” ne doit plus exister.
premier chapitre : Bourrasques fugitives
La ville lumière est noire…
Nous sommes à Paris en ce moment. Juste en face
de Beaubourg.
Que voit un tout petit de Paris au début des années 80 ?
Un king nous a attribué gracieusement deux étages
d’appartement, où foisonne toute une faune riante et
fleurie. Cette prodigalité, nous l’avons tellement connue,
en échange du témoignage fervent et du Flirty-Fishing
qu’ont prodigué les soeurs, dont ma mère.
“Papa” me porte souvent sur ses épaules. J’aime
chevaucher cette bête puissante qui me fait voir les rues
de haut. Tout paraît meilleur à cette hauteur. Parce qu’à
la mienne, ce sont les débris sur le trottoir, le slalom entre
ces immondes crottes de chien, les fondations des bâtiments
(aussi beaux soient-ils objectivement) crépis par
la pollution.
– Ne te frotte pas sur le mur, c’est sale. Ne touche pas
le poteau, tu ne vois pas qu’il est dégoûtant ? Ne mets pas
tes doigts dans la grille, les chiens y font pipi.
Parce que Paris est noir pour les yeux d’un enfant.
Sauf les tuyaux colorés de Beaubourg. Même si Maman
dit que c’est très laid, je trouve ça gai.
– Pourquoi y lavent pas les murs alors ?
Je les ai regardés, ces murs maculés du dépôt des gaz
d’échappement, cette crasse qui fait partie du charme historique de la ville, et qui la rend intouchable. Pas de visite tactile.
Parler d’Amour
Le plus marquant dans la ville, ce sont les bouches
de métro animées par des personnages divers s’essayant,
avec maîtrise ou maladresse, à la musique. Et le long
des trottoirs, assis les uns à côté des autres, interminablement,
les clochards, les mendiants, alignés sur leurs chiffons,
avec leurs cartons que je sais déjà déchiffrer. Je scrute
avec une avide curiosité leurs habits ternes, je découvre
leurs odeurs si caractéristiques, à l’affût de particularités
physiques. Je m’interroge sur ces orteils crasseux, ces mines
bouffies, sombres, sans objet, et cette odeur, introuvable
ailleurs que sur eux. J’entends les adultes parler entre
eux : « drogués… alcooliques ». Ces mots sont si loin de moi.
J’ai vu de mes yeux l’argent mendié utilisé pour l’achat de
“pinard” contenu dans des bouteilles de vinaigre.
Ils demandent de l’argent. Nous aussi. Ils ne sont jamais
beaux. Nous si. Mais ils me font mal au coeur tellement ils
ont l’air malheureux.
Je parle d’Amour à tout le monde, dans le train, les salles
d’attente, la rue, les magasins…
Je parle d’Amour parce qu’il m’anime encore.
Je parle d’Amour parce que c’est ce que je dois faire.
Témoigner.
Gagner des âmes, les amener à Jésus. À quatre ans, je suis
la meilleure prosélyte que je n’ai jamais rencontrée jusqu’à
aujourd’hui. Je parle trois langues, chante les versets cruciaux
concernant le salut des âmes et argumente n’importe
quel adulte avec mon sourire d’enfant.
– … Car Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné
son fils unique, afin que quiconque croit en lui, ne périsse
pas mais qu’il ait la vie éternelle. Jean 3:16.
– Je ne crois pas en Dieu, tu sais…
– Et l’Amour, alors, vous y croyez ?
– Euh, oui, ça oui, je veux bien encore y croire.
– Eh bien Dieu est Amour, et l’Amour est Dieu.
C’est écrit dans la Bible. Alors si vous croyez en l’Amour,
vous croyez en Dieu !
– Ah ?
– Alors, voulez-vous que Jésus entre dans votre coeur, et
vous apporte la Joie et la Lumière d’Amour ? Il faut juste
répéter après moi, c’est très simple ! Vous voulez ?
– Bon, d’accord.
– Alors fermez les yeux et donnez-moi votre main.
Il suffit de dire simplement : Jésus, viens dans mon coeur.
– Jésus, viens dans mon coeur.
– Remplis-moi de ta lumière.
– Remplis-moi de ta lumière.
– Voilà, ça y est, vous avez Jésus dans votre coeur, et vous
pouvez lui parler. Il est en vous maintenant, et il ne vous
laissera jamais tomber. Il est là pour vous, quand vous en
avez besoin, pour vous apporter du réconfort et de la Joie,
parce qu’il vous aime. Dieu vous bénisse, monsieur, et bonne
journée.
Je repars heureuse et fière de ma bonne action. Je ne rate
jamais une âme à sauver, m’applique ardemment à l’amener
vers la foi. Chaque jour, on me demande des comptes
de l’activité de witnessing.
– Combien d’âmes as-tu sauvées aujourd’hui ? Bien,
je les noterai dans le rapport.
On laisse rarement repartir mes prises bredouilles
de plus amples informations. Un frère ou une soeur plus âgé
que moi viendra compléter avec une présentation de
ce que nous sommes (officiellement), notre idéologie, et
demandera forcément une contribution, pour encourager
nos actions humanistes et humanitaires.
– … ce que vous voulez…
Le parc de Versailles
Je suis avec Maman, au parc de Versailles, dans un de
ces grands carrés de pelouse qui paraissent infinis lorsque
l’on est petit. Le chuintement des fontaines, le piaillement
des oiseaux, et le bruit des pages que Maman tourne de
temps en temps. Nous sommes en belle saison, tout est verdoyant
et ensoleillé. Je joue toute seule dans l’herbe, avec
les pâquerettes et les pissenlits. J’explore le microcosme
de quelques centimètres de circonférence, grouillement
de petites formes de vie. Je cueille les fleurs. Et je découvre
une plante très spéciale. C’est une petite plante toute modeste,
presque ingrate. Elle est d’ailleurs considérée comme
une “mauvaise herbe”. De minuscules fleurs blanches couronnent
sa sommité, et elle paraît réellement insignifiante.
Mais mon regard aime les détails, et je découvre le long
de la tige des petits coeurs qui poussent. Tout verts, et tellement
mignons. Ce sont les fruits, graines des fleurs.
« L’Amour est partout. » Cette découverte végétale me
fait l’effet d’une révélation. La création n’est qu’Amour.
Pour qui sait la regarder. À partir de ce jour, cette petite
herbe sera une plante de l’Amour à mes yeux émerveillés
de cette discrète prodigalité, toute en légèreté. Je cours
montrer à Maman ma trouvaille, ma récolte de coeurs.
– Regarde, même la plante, elle donne de l’Amour !
m’exclamé-je enthousiaste.
Je continue mes explorations parmi les végétaux et leur
petite faune. À un moment, ma main se referme et je sens
la piqûre aiguë d’une abeille qui s’est retrouvée prisonnière.
Je crie de surprise. J’ai lâché mon bouquet. La douleur est
très lancinante dans mon doigt qui gonfle rapidement.
En pleurs, je cours vers le réconfort.
– Mommy ! Mommy ! It hurts !
Maman regarde ma petite main rouge, et constate que
oui, c’est bien une abeille qui m’a piquée.
– À quoi pensais-tu quand c’est arrivé ?
La question me laisse diablement perplexe. Je ne m’en
souviens d’ailleurs plus…
– Étais-tu en prière ? Parce que, tu sais, ce genre de choses,
ça n’arrive pas par hasard. Alors tu devais certainement
avoir de mauvaises pensées ou bien tu n’étais pas en prière.
Autrement ça ne serait sûrement pas arrivé.
Je comprends, que selon ce qu’elle me dit, si l’abeille
m’a piquée, c’est bien de ma faute. Voilà le seul réconfort
maternel que j’aurais, et ce, pendant toute mon enfance.
« Tu as mal ? Tu es malheureuse ? Tu n’as qu’à t’en prendre
à toi-même, puisque tu laisses rentrer le Diable. Alors
adresse-toi à Jésus, et remets-toi à lui. »
Maman a le don de me plonger comme ça dans un désarroi
total. Avec des explications sans appel qui me renvoient
à moi-même, et à ma seule et unique responsabilité,
même dans les événements les plus incongrus.
« Il n’y a pas de hasard. »
Certes, mais pour une petite fille de quatre ans, aussi précoce soit-elle, qui vient de se faire piquer par une abeille, il est difficile d’entendre que c’est de sa faute parce qu’elle n’était pas en prière. Entendre cette accusation et ce rejet de la valeur de ma douleur, ce déni de mon besoin de réconfort. Juste besoin de bras tendres, et de mots doux pour apaiser la surprise de ma première piqûre d’abeille, alors que je cueillais innocemment des fleurs d’amour.
Généalogie
Mon éducation dans la Famille m’a bien appris les vrais
mots concernant les organes, l’acte, ou plutôt, les actes,
puisqu’il y’en a plusieurs. Maman s’est appliquée à suivre
les recommandations, et “papa” ne s’est pas fait prier pour
parfaire le reste, et le mettre en pratique.
“Papa” n’est pas mon papa.
J’ai un vrai papa, c’est mon Daddy.
Mais Maman est partie, s’est séparée de lui quand j’avais
trois ans. De notre vie ensemble, je n’ai que des vagues perceptions,
pas bien définies… presque à l’état de sensations
archaïques déjà. Mais je sais que j’ai mon Daddy, et que my
mommy c’est bien ma maman, mais en français.
Maman a rencontré Daddy dans la Famille. Il dé bar -
quait avec un groupe des States, et ça faisait déjà quelques
années qu’il avait joint The Children of God. Après avoir
échappé à la mobilisation pour le Viet-Nam, fait Woodstock,
goûté aux drogues, il fait partie de ces tardifs
Flower-Power aux cheveux longs, repêchés par Moses
David, notre prophète de La Fin des Temps, pour révolutionner
le monde avec la puissance de l’Amour. Un vaste
programme qui lui prendra sa vie.
C’est à Nice, sur la promenade des Anglais qu’ils se
rencontrent pour la première fois. Cela paraît si romantique,
dit comme ça, vu de l’extérieur.
Maman, elle, a envoyé promener « Science-Po », en partant
avec la caisse de l’internat, et vidant couvertures et
autres possessions d’État pour les fournir à la Famille. Elle a
dix-neuf ans, et décide d’agir pour elle-même, enfin…
de rompre avec son éducation “rigide” et “étriquée”.
Oui, c’est rigide, en comparaison de ce qu’elle a choisi de
suivre… la déliquescence d’une belle descente aux enfers,
dont elle ne s’est toujours pas réveillée. Des idéaux. Ils n’ont
que ça à la bouche à cette époque. Maman escalade le portail
de chez ses parents, qui n’ont pu raisonner son attrait pour
sa recherche métaphysique et ésotérique.
Quête qui s’est tout bonnement fixée sur le charme
opérant des jeunes recrues prosélytes de frères et soeurs
souriants et musicaux, qui sévissaient sur les campus
des facs à Grenoble. Elle couvrira de honte sa propre famille
qui découvrira atterrée la nature de cette nouvelle
Famille d’Amour, par le biais des services d’un détective
privé.
Daddy est charmé par Maman. Elle exécute des mimes,
moulée dans des collants noirs, elle fait partie d’un numéro
qui doit sûrement témoigner du nouveau message
d’Amour.
Daddy est massif, très solidement charpenté, il fait un
impressionnant mètre quatre-vingt-dix-huit monté sur une
large carrure. Comme beaucoup de métis Amérindiens,
il a de drôles de traits, avec une pigmentation assez particulière.
La blancheur des Blancs, avec même des taches
de rousseur, et des cheveux étrangement auburn, ondulés,
voire crantés et épais. Le noir regard fixe et perçant de l’Indien,
avec de lourdes paupières libidineuses, et des lèvres
au dessin d’une épaisseur trop sensuelle. Il n’a pas le nez
aquilin, mais ce regard est définitivement caractéristique,
de même que cette densité épidermique. Noir regard abyssal
et agressif à la fois. Profond comme un puits et saillant
comme une lance.
Daddy est charmé par Maman. Son squelette de
“petite” si prisé par les Américains, ses chairs tendres, son
long cou gracile, son visage tout sourire. Son droit d’aînesse
dans la Famille lui vaudra le pouvoir d’obtenir ma mère
comme compagne. Elle se soumettra à ce qu’elle va vivre
comme un sacrifice pour Jésus et pour la Famille.
Elle le trouve très laid, brute et grossier, mais elle
s’abstiendra de le faire savoir aux bergers qui lui imposent
une cérémonie de mariage intra-muros, sur les plages
de Nice. Cela ne fait que quelques mois qu’elle est membre
de la Famille.
« Ta volonté soit faite Seigneur » a dû-t-elle dire, comme
elle le redira encore beaucoup. Daddy est un despote
gastronome, un tyran sexuel. Elle lui appartient, il la
prend.
« Wives, submit to your husbands, and husbands, love your wives. »
… Ça dépend ce que l’on entend par “aimer”.
Maman est timorée, inexpérimentée alors, et incapable
de faire cuire un oeuf. Elle se rattrapera vite sur tous
les plans. Ils vivront en France, puis rejoindront des bases
en Tunisie où la Famille travaille son expansion. Moses
David est en affinité totale avec Khadafi. Et une de
ses filles, Phoaebe, a ouvert des demeures révolutionnaires
en Libye. Moses David écrit des choses pro-terroristes
et anti-sémites, depuis qu’il s’est fait virer de Jérusalem.
Il croyait y rebâtir là-bas la Nouvelle Eglise. Mais ses pratiques
ne sont pas passées inaperçues, et ils se sont fait
expulser.
Ma mère endure la terrible exigence de mon père tant
physique que morale et spirituelle, parmi tout le reste.
Mon père n’aime pas les filles minces, il les aime maigres
et longues. Les os saillants l’excitent, et il ne se prive pas
de le dire. Maman, avec ses origines basques, ne pourra
jamais être filiforme, malgré sa grande maigreur. On ne
change pas sa structure osseuse avec des régimes.
Maman se prive inlassablement en lui cuisinant ses petits
plats gargantuesques, absorbe ses saillies colossales, se
plie à tous ses appétits très déterminés. Elle tombe enceinte
et ils partent à Rome, où je vais naître en 78. À terme,
mais pesant 2,5 kilos, résultat des régimes faméliques de
ma mère enceinte. Je crois que depuis j’ai dû la considérer
comme intrinsèquement insatisfaisante.
Je suis suivie un an après par Yvon, mon frère, qui portera
le même patronyme que moi. Mais nous savons tous,
et Maman ne s’en est jamais cachée, qu’il est d’un poisson
italien qu’elle a “pêché” grâce au Flirty-Fishing. Qu’est-ce
qu’elle pouvait être rêveuse et énamourée à cette évocation.
Comme il avait dû lui laisser un superbe souvenir…
Je sais depuis toujours que je ne suis pas le fruit de l’Amour,
quoi qu’on en dise. Mais je sais que Daddy m’aimait viscéralement.
C’était une connivence d’une densité physique.
Nous avions les mêmes goûts : acides et très épicés.
Ce n’est pourtant pas ce que les petits aiment. Pendant
ce temps, Mommy dorlotait Yvon qui se gavait de purées
insipides, de biberons de bananes écrasées. Yvon était
un bébé gratifiant pour Maman. Il restait sur son sein,
dans ses bras, et mangeait la nourriture qu’elle lui donnait.
Moi, plus de sein à un mois, plus de biberon à trois,
à huit je marche. À deux ans je lis l’Anglais. Je montre
une gourmandise marquée pour les saveurs dans l’assiette
de Daddy, et une curiosité pour tout, absolument tout.
Et je crois que c’est éreintant pour Maman qui ne sait
plus où donner de la tête.
Et je lui en fais voir de toutes les couleurs en accumulant
les bêtises. Comme boire de l’eau de Javel stockée
dans une jolie bouteille de jus d’orange trouvée dans
le garage, pendant que Maman rangeait les vêtements
que j’avais sortis du placard à l’étage.
Yvon, c’est ma première histoire d’amour. Je suis
tombée amoureuse de ses yeux bleus, dès qu’il est arrivé
parmi nous. Il incarne le charme, il incarnera le charme
en grandissant.
Placide dans son landau, il est là. J’ai un an et des poussières,
et je veux communiquer avec lui. Observant l’environnement,
et la hauteur frustrante de son petit lit perché…
j’élabore ma stratégie d’approche. Les tiroirs de la commode
seront tirés de façon à former un escalier qui me
permettra d’ascensionner ce meuble. À cette étape, je tire le
tiroir du haut en l’ouvrant au maximum de sa portance extérieure,
et m’y glisse précautionneusement en répartissant
mon poids de façon à maintenir l’équilibre du tiroir en porte
à faux. Cela ne suffit pas, mais je ne suis pas du genre à me
décourager en si bon chemin. Qu’à cela ne tienne ! Je me
mets donc moi-même en porte à faux au-dessus du vide,
jusqu’à ce qu’un de mes doigts touche le rebord du couffin
hissé sur ses pilotis. Ma prise ferrée d’une main, je tente par
mon corps de faire la jonction entre la commode et le lit
d’Yvon, en maintenant mes pieds en crochet dans le tiroir
et en utilisant mes bras pour abaisser sa petite barque. Ça y
est, nous nous voyons. Je rencontre ses yeux bleus rieurs, ravis
de recevoir cette visite impromptue. L’angle du couffin
penche vertigineusement sous la pression de mon poids arcbouté.
Et le bébé dégringole en s’affaissant au fond, rapprochant
ainsi son visage du mien. C’est dans ces instants de grâce que nos regards s’unissent… le mien avide de cette rencontre à tout
prix, le sien emporté par cette variation
relationnelle. Nous rigolons ensemble, dans une complicité
qui dépasse les âges.
Ainsi Maman nous trouvera, gloussant tous deux dans
le périlleux équilibre du landau basculé, et de la jonction
de mon corps suspendu entre la commode par les pieds,
et sa petite nacelle par les bras…
“Papa” n’est pas mon papa
– Je te tabasserai jusqu’à ce que tu m’appelles Papa, c’est
compris ?! Ça va bien finir par rentrer dans ta petite tête.
– Oui.
Dans un geste imprévisible, sa grosse main velue
empoigne mon visage et envoie ma boîte crânienne
s’étourdir à plusieurs reprises sur le mur contre lequel
j’étais assise.
– Oui quoi ? Oui qui ? Oui Médor ?
Je vois tout blanc, puis tout noir, des espèces de
pa pillons lumineux. Ma tête et son contenu brûlent et
bourdonnent.
– Oui qui ? Ou je continue !
La douleur parvient. Je sanglote en me tenant
l’encéphale qui me lance. Le sang palpite à l’intérieur.
C’est absurde pour moi. Ma rencontre avec les premières
abstractions de la vie sont fracassantes. M’y plier va
devenir une question de survie. Mais j’ai mon daddy,
même s’il n’est pas là, et je tarde trop à donner audiblement
la réponse attendue. Je ne parviens pas à verbaliser
ce “papa” forcé. J’ai envie de rester fidèle à mon daddy
qui m’aime autrement que lui. I know I’m Daddy’s
sweetheart. Mes pensées collisionnent.
Et il y a quelqu’un qui n’attendra pas l’acceptation progressive
de mon processus cognitif.
Il y a quelqu’un qui me ravira tout ce que j’ai.
Il enserre mes oreilles de ses doigts d’acier, me soulève
par elles comme les poignées d’une marmite jusqu’à ce que
je me retrouve au bout de ses bras levés. En prenant des pinces
à linge il pourrait m’étendre sur un fil virtuel. Ou me
crucifier par les oreilles.
Apparemment, puisque j’ai testé pour vous (sic), très
régulièrement, moi et Yvon aussi, le poids d’un enfant
peut être suspendu à ses oreilles, et ce, sans les arracher,
visiblement.
Son visage est à la hauteur du mien. Ses yeux me transpercent
d’éclairs acérés, sa bouche est tendue et blanche.
Cette expression que je saurai dorénavant reconnaître,
ses lèvres déjà minces contractées en dedans, l’afflux sanguin
plus visible vers la surface de son épiderme, les veines
des tempes saillantes, et ce regard noir comme la menace
d’un canon de fusil braqué sur mon corps inquiet.
– Tu vas le dire, oui ?! rugit-il en me secouant par
les oreilles. Je suis suspendue à sa hauteur de géant,
suspendue et secouée devant le terrifiant visage de la colère.
Je balbutie à travers mes larmes et ma terreur un « Mm,
Papa ». Dire oui et Papa ensemble, c’est trop. C’est accepter,
accueillir et reconnaître. Et il ne s’en satisfait pas. Il m’envoie
percuter l’armoire, et je rebondis sur ma tempe qui
s’écrase sur le coin d’un montant de lit. Quelques secondes
après le choc, j’entends Yvon pleurer de malaise. Il s’en
ramasse une qui le fait hurler.
– Je continuerai jusqu’à ce que tu le dises et je t’en foutrai
une à chaque fois que tu oublieras de m’appeler Papa.
Je suis ton papa devant le Seigneur, tu entends ?!
– … Mm Papa…
Ma tête est emplie d’horribles douleurs, elle me semble
dilatée, éclatée comme un chou-fleur. J’entends
des bruits à l’intérieur, et je ne sens plus mon corps. Je ne
sais même plus si je pleure. Un goût métallique m’emplit
la bouche. Je le vois déboucler sa ceinture de cuir, la tirer
des passants de son pantalon, et m’assener les coups
qu’il estime nécessaires, les dents serrées. Mes perceptions
reviennent au fur et à mesure que la ceinture fait
son office. Les jambes, les cuisses, le dos, le ventre et les bras
me réintègrent en brûlant.
– Alors, tu vas le dire, oui ?
Je tremble de partout, je suis en apnée. Mon diaphragme
tressaute, mes viscères se contractent, ma nuque se tétanise.
Je n’ai pas encore l’habitude de ces sensations qui deviendront
quotidiennes. J’apprends la saveur du sang dans
ma bouche, les narines bouchées par ce sang qui coulera
tous les jours. Je ressens une terrible misère, je suis broyée
par la peur, et je n’ai pas la force d’endurer plus. Je cède sous
les coups redoublés.
– Oui Papa.
– J’ai pas entendu.
La menace du revers de sa main se trouve à la hauteur
de mon visage.
Je répète plus fort avec ma bouche molle et noyée dans
la morve sanglante.
– Encore !
Le coup est parti, amorti par ma mâchoire qui se
désolidarise.
– Encore, j’ai dit !
– Oui Papa
– Ah, ça finit par venir, hein ! C’est pas si compliqué,
tu vois !
– …
– Réponds !
D’une main, il saisit ma chevelure et me soulève
encore du sol. De l’autre, il m’envoie les “torgnoles” de
son cru.
– Réponds !
Je ré-atterris bancale sur le plancher.
– Oui Papa.
– Je t’aime Papa, allez !
Délabrée, j’accuse intérieurement le paradoxe. Il m’exténue,
je suis à bout, et il obtiendra tout.
Je pleure de douleur, je pleure de souffrance. Il y a ce
que je dois faire et ce que mon coeur vit.
J’ai quatre ans et je me sépare de l’univers. Dorénavant,
il y aura l’intérieur et l’extérieur.
J’ai quatre ans et j’intègre le principe déchirant de dualité.
Minée, je sanglote un « Je t’aime Papa ». Je capitule.
– Mieux que ça ! Mets-y du coeur !
– Je t’aime Papa, hoquetté-je.
– En souriant.
– Je t’aime Papa.
– Un vrai sourire, pas une grimace !
– Je t’aime Papa.
J’ai quatre ans, et je disparais.