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7 décembre 2009

Purulence

Un véritable choc littéraire !

Amoreena Winkler est née en 1978, à Rome, dans la secte pédophile, proxénète et apocalyptique Les enfants de Dieu dont elle sort à l’âge de 17 ans.

Purulence, livre de la nécessité écrit plus d’une dizaine d’années après, est le récit à hauteur d’enfant de cette survivante, dont la lucidité transforme le témoignage en une œuvre d’une présence effroyable.

ENTRETIENS :

Entretien écrit
Entretien filmé


Amoreena Winkler est née en 1978, à Rome, dans la secte pédophile, proxénète et apocalyptique Les enfants de Dieu dont elle sort à l’âge de 17 ans.


http://ego-comme-x.com/spip.php?article436

CHRONIQUES :

« À chaque rentrée littéraire, son brûlot… Gageons qu’avec « Purulence » les éditions Ego comme X vont marquer les esprits. Nulle recherche du coup éditorial derrière la parution du livre d’Amoreena Winkler, mais la marque de directeurs de collection capables de repérer LE texte nécessaire, fut-il signé d’une parfaite inconnue. Le livre d’A.Winkler, ouvertement autobiographique, relate son enfance passée au sein d’une « secte proxénète, pédophile et apocalyptique » (« Les enfants de Dieu », dont la chorale ira jusqu’à occuper les plateaux de Guy Lux à la fin des années 70 avant que n’éclatent les scandales). Le récit n’est pas cousu de fils blancs, et relègue sans peine les auto-fictions les plus fameuses de ces dernières années au rang d’aimables bluettes.
Le plus troublant dans la narration d’A.Winkler reste son refus de jouer la carte de la victimisation. Certains journalistes auront beau essayer de désamorcer l’ouvrage en lui réservant un traitement exclusivement sociologique, rien n’y fera, « Purulence » restera l’acte de naissance d’un authentique écrivain. Il n’est que de voir la façon avec laquelle Winkler enchâsse dans son récit les préceptes de la secte (véritable cristallisation de la paranoïa ambiante), évite tout pathos et parvient à tenir à distance tout ressentiment, lors qu’elle enchaîne les scènes d’abus. Chaque séquence extraite de son enfance nomade, elle sait la raconter au présent indicatif, la regarder en face, comme si elle ne craignait même plus de revivre toute cette violence. Impressionnant. »
Livre et Lire

« Nullement racoleur, ce livre ouvre une brèche dans l’espace confessionnel propre à ce type de documents, met à bas une forme d’hypocrisie concernant les sévices faits aux enfants. Salutaire et poignant. »
Philippe Di Folco

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EXTRAIT :
(8 pages)

– Moi j’aime bien…
Le revers puissant que m’a destiné “papa” m’envoie tournoyer et brise la claire euphorie qui animait mes paroles.
– Que je ne te reprenne pas à dire “moi je” ! Ça ne doit plus sortir de ta bouche. On te l’a déjà dit, non ?
– Le “moi je”, c’est l’ego, et c’est mal. Ton corps et ton esprit appartiennent à Jésus et à la Famille. Le “moi je”, tu le fais disparaître. C’est le Seigneur à travers toi qui doit briller, explique ma mère.
Je m’empresse de répondre : « Oui Papa, oui Maman », et de mémoriser au mieux ces nouvelles informations qui régissent mon comportement. La répression de ma spontanéité naïve est systématique.
J’ai quatre ans et je m’oublie beaucoup. Nous arrivons à Fontainebleau pour un fellowship dans une demeure. Cela implique des retrouvailles, des nouvelles rencontres, du partage et de la communion dans l’Esprit. Je m’extasie sur ce pavillon de banlieue serti de verdure et farci de personnes inconnues, sur les perspectives de notre présence, sur la chambre qui nous est attribuée…
Mais j’ai quatre ans, et “moi je” ne doit plus exister.

premier chapitre : Bourrasques fugitives

La ville lumière est noire…

Nous sommes à Paris en ce moment. Juste en face de Beaubourg.
Que voit un tout petit de Paris au début des années 80 ? Un king nous a attribué gracieusement deux étages d’appartement, où foisonne toute une faune riante et fleurie. Cette prodigalité, nous l’avons tellement connue, en échange du témoignage fervent et du Flirty-Fishing qu’ont prodigué les soeurs, dont ma mère.
“Papa” me porte souvent sur ses épaules. J’aime chevaucher cette bête puissante qui me fait voir les rues de haut. Tout paraît meilleur à cette hauteur. Parce qu’à la mienne, ce sont les débris sur le trottoir, le slalom entre ces immondes crottes de chien, les fondations des bâtiments (aussi beaux soient-ils objectivement) crépis par la pollution.
– Ne te frotte pas sur le mur, c’est sale. Ne touche pas le poteau, tu ne vois pas qu’il est dégoûtant ? Ne mets pas tes doigts dans la grille, les chiens y font pipi.
Parce que Paris est noir pour les yeux d’un enfant. Sauf les tuyaux colorés de Beaubourg. Même si Maman dit que c’est très laid, je trouve ça gai.
– Pourquoi y lavent pas les murs alors ?
Je les ai regardés, ces murs maculés du dépôt des gaz d’échappement, cette crasse qui fait partie du charme historique de la ville, et qui la rend intouchable. Pas de visite tactile.

Parler d’Amour

Le plus marquant dans la ville, ce sont les bouches de métro animées par des personnages divers s’essayant, avec maîtrise ou maladresse, à la musique. Et le long des trottoirs, assis les uns à côté des autres, interminablement, les clochards, les mendiants, alignés sur leurs chiffons, avec leurs cartons que je sais déjà déchiffrer. Je scrute avec une avide curiosité leurs habits ternes, je découvre leurs odeurs si caractéristiques, à l’affût de particularités physiques. Je m’interroge sur ces orteils crasseux, ces mines bouffies, sombres, sans objet, et cette odeur, introuvable ailleurs que sur eux. J’entends les adultes parler entre eux : « drogués… alcooliques ». Ces mots sont si loin de moi. J’ai vu de mes yeux l’argent mendié utilisé pour l’achat de “pinard” contenu dans des bouteilles de vinaigre.
Ils demandent de l’argent. Nous aussi. Ils ne sont jamais beaux. Nous si. Mais ils me font mal au coeur tellement ils ont l’air malheureux.
Je parle d’Amour à tout le monde, dans le train, les salles d’attente, la rue, les magasins…
Je parle d’Amour parce qu’il m’anime encore.
Je parle d’Amour parce que c’est ce que je dois faire.
Témoigner.
Gagner des âmes, les amener à Jésus. À quatre ans, je suis la meilleure prosélyte que je n’ai jamais rencontrée jusqu’à aujourd’hui. Je parle trois langues, chante les versets cruciaux concernant le salut des âmes et argumente n’importe quel adulte avec mon sourire d’enfant.
– … Car Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui, ne périsse pas mais qu’il ait la vie éternelle. Jean 3:16.
– Je ne crois pas en Dieu, tu sais…
– Et l’Amour, alors, vous y croyez ?
– Euh, oui, ça oui, je veux bien encore y croire.
– Eh bien Dieu est Amour, et l’Amour est Dieu.
C’est écrit dans la Bible. Alors si vous croyez en l’Amour, vous croyez en Dieu !
– Ah ?
– Alors, voulez-vous que Jésus entre dans votre coeur, et vous apporte la Joie et la Lumière d’Amour ? Il faut juste répéter après moi, c’est très simple ! Vous voulez ?
– Bon, d’accord.
– Alors fermez les yeux et donnez-moi votre main.
Il suffit de dire simplement : Jésus, viens dans mon coeur.
– Jésus, viens dans mon coeur.
– Remplis-moi de ta lumière.
– Remplis-moi de ta lumière.
– Voilà, ça y est, vous avez Jésus dans votre coeur, et vous pouvez lui parler. Il est en vous maintenant, et il ne vous laissera jamais tomber. Il est là pour vous, quand vous en avez besoin, pour vous apporter du réconfort et de la Joie, parce qu’il vous aime. Dieu vous bénisse, monsieur, et bonne journée.
Je repars heureuse et fière de ma bonne action. Je ne rate jamais une âme à sauver, m’applique ardemment à l’amener vers la foi. Chaque jour, on me demande des comptes de l’activité de witnessing.
– Combien d’âmes as-tu sauvées aujourd’hui ? Bien, je les noterai dans le rapport.
On laisse rarement repartir mes prises bredouilles de plus amples informations. Un frère ou une soeur plus âgé que moi viendra compléter avec une présentation de ce que nous sommes (officiellement), notre idéologie, et demandera forcément une contribution, pour encourager nos actions humanistes et humanitaires.
– … ce que vous voulez…

Le parc de Versailles

Je suis avec Maman, au parc de Versailles, dans un de ces grands carrés de pelouse qui paraissent infinis lorsque l’on est petit. Le chuintement des fontaines, le piaillement des oiseaux, et le bruit des pages que Maman tourne de temps en temps. Nous sommes en belle saison, tout est verdoyant et ensoleillé. Je joue toute seule dans l’herbe, avec les pâquerettes et les pissenlits. J’explore le microcosme de quelques centimètres de circonférence, grouillement de petites formes de vie. Je cueille les fleurs. Et je découvre une plante très spéciale. C’est une petite plante toute modeste, presque ingrate. Elle est d’ailleurs considérée comme une “mauvaise herbe”. De minuscules fleurs blanches couronnent sa sommité, et elle paraît réellement insignifiante. Mais mon regard aime les détails, et je découvre le long de la tige des petits coeurs qui poussent. Tout verts, et tellement mignons. Ce sont les fruits, graines des fleurs.
« L’Amour est partout. » Cette découverte végétale me fait l’effet d’une révélation. La création n’est qu’Amour. Pour qui sait la regarder. À partir de ce jour, cette petite herbe sera une plante de l’Amour à mes yeux émerveillés de cette discrète prodigalité, toute en légèreté. Je cours montrer à Maman ma trouvaille, ma récolte de coeurs.
– Regarde, même la plante, elle donne de l’Amour ! m’exclamé-je enthousiaste.
Je continue mes explorations parmi les végétaux et leur petite faune. À un moment, ma main se referme et je sens la piqûre aiguë d’une abeille qui s’est retrouvée prisonnière. Je crie de surprise. J’ai lâché mon bouquet. La douleur est très lancinante dans mon doigt qui gonfle rapidement. En pleurs, je cours vers le réconfort.
– Mommy ! Mommy ! It hurts !
Maman regarde ma petite main rouge, et constate que oui, c’est bien une abeille qui m’a piquée.
– À quoi pensais-tu quand c’est arrivé ?
La question me laisse diablement perplexe. Je ne m’en souviens d’ailleurs plus…
– Étais-tu en prière ? Parce que, tu sais, ce genre de choses, ça n’arrive pas par hasard. Alors tu devais certainement avoir de mauvaises pensées ou bien tu n’étais pas en prière. Autrement ça ne serait sûrement pas arrivé.
Je comprends, que selon ce qu’elle me dit, si l’abeille m’a piquée, c’est bien de ma faute. Voilà le seul réconfort maternel que j’aurais, et ce, pendant toute mon enfance.
« Tu as mal ? Tu es malheureuse ? Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même, puisque tu laisses rentrer le Diable. Alors adresse-toi à Jésus, et remets-toi à lui. »
Maman a le don de me plonger comme ça dans un désarroi total. Avec des explications sans appel qui me renvoient à moi-même, et à ma seule et unique responsabilité, même dans les événements les plus incongrus.

« Il n’y a pas de hasard. »

Certes, mais pour une petite fille de quatre ans, aussi précoce soit-elle, qui vient de se faire piquer par une abeille, il est difficile d’entendre que c’est de sa faute parce qu’elle n’était pas en prière. Entendre cette accusation et ce rejet de la valeur de ma douleur, ce déni de mon besoin de réconfort. Juste besoin de bras tendres, et de mots doux pour apaiser la surprise de ma première piqûre d’abeille, alors que je cueillais innocemment des fleurs d’amour.

Généalogie

Mon éducation dans la Famille m’a bien appris les vrais mots concernant les organes, l’acte, ou plutôt, les actes, puisqu’il y’en a plusieurs. Maman s’est appliquée à suivre les recommandations, et “papa” ne s’est pas fait prier pour parfaire le reste, et le mettre en pratique.
“Papa” n’est pas mon papa.
J’ai un vrai papa, c’est mon Daddy.
Mais Maman est partie, s’est séparée de lui quand j’avais trois ans. De notre vie ensemble, je n’ai que des vagues perceptions, pas bien définies… presque à l’état de sensations archaïques déjà. Mais je sais que j’ai mon Daddy, et que my mommy c’est bien ma maman, mais en français.
Maman a rencontré Daddy dans la Famille. Il dé bar - quait avec un groupe des States, et ça faisait déjà quelques années qu’il avait joint The Children of God. Après avoir échappé à la mobilisation pour le Viet-Nam, fait Woodstock, goûté aux drogues, il fait partie de ces tardifs Flower-Power aux cheveux longs, repêchés par Moses David, notre prophète de La Fin des Temps, pour révolutionner le monde avec la puissance de l’Amour. Un vaste programme qui lui prendra sa vie.
C’est à Nice, sur la promenade des Anglais qu’ils se rencontrent pour la première fois. Cela paraît si romantique, dit comme ça, vu de l’extérieur.
Maman, elle, a envoyé promener « Science-Po », en partant avec la caisse de l’internat, et vidant couvertures et autres possessions d’État pour les fournir à la Famille. Elle a dix-neuf ans, et décide d’agir pour elle-même, enfin… de rompre avec son éducation “rigide” et “étriquée”.
Oui, c’est rigide, en comparaison de ce qu’elle a choisi de suivre… la déliquescence d’une belle descente aux enfers, dont elle ne s’est toujours pas réveillée. Des idéaux. Ils n’ont que ça à la bouche à cette époque. Maman escalade le portail de chez ses parents, qui n’ont pu raisonner son attrait pour sa recherche métaphysique et ésotérique.
Quête qui s’est tout bonnement fixée sur le charme opérant des jeunes recrues prosélytes de frères et soeurs souriants et musicaux, qui sévissaient sur les campus des facs à Grenoble. Elle couvrira de honte sa propre famille qui découvrira atterrée la nature de cette nouvelle Famille d’Amour, par le biais des services d’un détective privé.
Daddy est charmé par Maman. Elle exécute des mimes, moulée dans des collants noirs, elle fait partie d’un numéro qui doit sûrement témoigner du nouveau message d’Amour.
Daddy est massif, très solidement charpenté, il fait un impressionnant mètre quatre-vingt-dix-huit monté sur une large carrure. Comme beaucoup de métis Amérindiens, il a de drôles de traits, avec une pigmentation assez particulière. La blancheur des Blancs, avec même des taches de rousseur, et des cheveux étrangement auburn, ondulés, voire crantés et épais. Le noir regard fixe et perçant de l’Indien, avec de lourdes paupières libidineuses, et des lèvres au dessin d’une épaisseur trop sensuelle. Il n’a pas le nez aquilin, mais ce regard est définitivement caractéristique, de même que cette densité épidermique. Noir regard abyssal et agressif à la fois. Profond comme un puits et saillant comme une lance.
Daddy est charmé par Maman. Son squelette de “petite” si prisé par les Américains, ses chairs tendres, son long cou gracile, son visage tout sourire. Son droit d’aînesse dans la Famille lui vaudra le pouvoir d’obtenir ma mère comme compagne. Elle se soumettra à ce qu’elle va vivre comme un sacrifice pour Jésus et pour la Famille.
Elle le trouve très laid, brute et grossier, mais elle s’abstiendra de le faire savoir aux bergers qui lui imposent une cérémonie de mariage intra-muros, sur les plages de Nice. Cela ne fait que quelques mois qu’elle est membre de la Famille.
« Ta volonté soit faite Seigneur » a dû-t-elle dire, comme elle le redira encore beaucoup. Daddy est un despote gastronome, un tyran sexuel. Elle lui appartient, il la prend.

« Wives, submit to your husbands, and husbands, love your wives. »

… Ça dépend ce que l’on entend par “aimer”.
Maman est timorée, inexpérimentée alors, et incapable de faire cuire un oeuf. Elle se rattrapera vite sur tous les plans. Ils vivront en France, puis rejoindront des bases en Tunisie où la Famille travaille son expansion. Moses David est en affinité totale avec Khadafi. Et une de ses filles, Phoaebe, a ouvert des demeures révolutionnaires en Libye. Moses David écrit des choses pro-terroristes et anti-sémites, depuis qu’il s’est fait virer de Jérusalem. Il croyait y rebâtir là-bas la Nouvelle Eglise. Mais ses pratiques ne sont pas passées inaperçues, et ils se sont fait expulser.
Ma mère endure la terrible exigence de mon père tant physique que morale et spirituelle, parmi tout le reste.
Mon père n’aime pas les filles minces, il les aime maigres et longues. Les os saillants l’excitent, et il ne se prive pas de le dire. Maman, avec ses origines basques, ne pourra jamais être filiforme, malgré sa grande maigreur. On ne change pas sa structure osseuse avec des régimes.
Maman se prive inlassablement en lui cuisinant ses petits plats gargantuesques, absorbe ses saillies colossales, se plie à tous ses appétits très déterminés. Elle tombe enceinte et ils partent à Rome, où je vais naître en 78. À terme, mais pesant 2,5 kilos, résultat des régimes faméliques de ma mère enceinte. Je crois que depuis j’ai dû la considérer comme intrinsèquement insatisfaisante.
Je suis suivie un an après par Yvon, mon frère, qui portera le même patronyme que moi. Mais nous savons tous, et Maman ne s’en est jamais cachée, qu’il est d’un poisson italien qu’elle a “pêché” grâce au Flirty-Fishing. Qu’est-ce qu’elle pouvait être rêveuse et énamourée à cette évocation. Comme il avait dû lui laisser un superbe souvenir… Je sais depuis toujours que je ne suis pas le fruit de l’Amour, quoi qu’on en dise. Mais je sais que Daddy m’aimait viscéralement. C’était une connivence d’une densité physique. Nous avions les mêmes goûts : acides et très épicés. Ce n’est pourtant pas ce que les petits aiment. Pendant ce temps, Mommy dorlotait Yvon qui se gavait de purées insipides, de biberons de bananes écrasées. Yvon était un bébé gratifiant pour Maman. Il restait sur son sein, dans ses bras, et mangeait la nourriture qu’elle lui donnait. Moi, plus de sein à un mois, plus de biberon à trois, à huit je marche. À deux ans je lis l’Anglais. Je montre une gourmandise marquée pour les saveurs dans l’assiette de Daddy, et une curiosité pour tout, absolument tout. Et je crois que c’est éreintant pour Maman qui ne sait plus où donner de la tête.
Et je lui en fais voir de toutes les couleurs en accumulant les bêtises. Comme boire de l’eau de Javel stockée dans une jolie bouteille de jus d’orange trouvée dans le garage, pendant que Maman rangeait les vêtements que j’avais sortis du placard à l’étage.

Yvon, c’est ma première histoire d’amour. Je suis tombée amoureuse de ses yeux bleus, dès qu’il est arrivé parmi nous. Il incarne le charme, il incarnera le charme en grandissant.
Placide dans son landau, il est là. J’ai un an et des poussières, et je veux communiquer avec lui. Observant l’environnement, et la hauteur frustrante de son petit lit perché… j’élabore ma stratégie d’approche. Les tiroirs de la commode seront tirés de façon à former un escalier qui me permettra d’ascensionner ce meuble. À cette étape, je tire le tiroir du haut en l’ouvrant au maximum de sa portance extérieure, et m’y glisse précautionneusement en répartissant mon poids de façon à maintenir l’équilibre du tiroir en porte à faux. Cela ne suffit pas, mais je ne suis pas du genre à me décourager en si bon chemin. Qu’à cela ne tienne ! Je me mets donc moi-même en porte à faux au-dessus du vide, jusqu’à ce qu’un de mes doigts touche le rebord du couffin hissé sur ses pilotis. Ma prise ferrée d’une main, je tente par mon corps de faire la jonction entre la commode et le lit d’Yvon, en maintenant mes pieds en crochet dans le tiroir et en utilisant mes bras pour abaisser sa petite barque. Ça y est, nous nous voyons. Je rencontre ses yeux bleus rieurs, ravis de recevoir cette visite impromptue. L’angle du couffin penche vertigineusement sous la pression de mon poids arcbouté. Et le bébé dégringole en s’affaissant au fond, rapprochant ainsi son visage du mien. C’est dans ces instants de grâce que nos regards s’unissent… le mien avide de cette rencontre à tout prix, le sien emporté par cette variation relationnelle. Nous rigolons ensemble, dans une complicité qui dépasse les âges.
Ainsi Maman nous trouvera, gloussant tous deux dans le périlleux équilibre du landau basculé, et de la jonction de mon corps suspendu entre la commode par les pieds, et sa petite nacelle par les bras…

“Papa” n’est pas mon papa

– Je te tabasserai jusqu’à ce que tu m’appelles Papa, c’est compris ?! Ça va bien finir par rentrer dans ta petite tête.
– Oui.
Dans un geste imprévisible, sa grosse main velue empoigne mon visage et envoie ma boîte crânienne s’étourdir à plusieurs reprises sur le mur contre lequel j’étais assise.
– Oui quoi ? Oui qui ? Oui Médor ?
Je vois tout blanc, puis tout noir, des espèces de pa pillons lumineux. Ma tête et son contenu brûlent et bourdonnent.
– Oui qui ? Ou je continue !
La douleur parvient. Je sanglote en me tenant l’encéphale qui me lance. Le sang palpite à l’intérieur. C’est absurde pour moi. Ma rencontre avec les premières abstractions de la vie sont fracassantes. M’y plier va devenir une question de survie. Mais j’ai mon daddy, même s’il n’est pas là, et je tarde trop à donner audiblement la réponse attendue. Je ne parviens pas à verbaliser ce “papa” forcé. J’ai envie de rester fidèle à mon daddy qui m’aime autrement que lui. I know I’m Daddy’s sweetheart. Mes pensées collisionnent.
Et il y a quelqu’un qui n’attendra pas l’acceptation progressive de mon processus cognitif.
Il y a quelqu’un qui me ravira tout ce que j’ai.
Il enserre mes oreilles de ses doigts d’acier, me soulève par elles comme les poignées d’une marmite jusqu’à ce que je me retrouve au bout de ses bras levés. En prenant des pinces à linge il pourrait m’étendre sur un fil virtuel. Ou me crucifier par les oreilles.
Apparemment, puisque j’ai testé pour vous (sic), très régulièrement, moi et Yvon aussi, le poids d’un enfant peut être suspendu à ses oreilles, et ce, sans les arracher, visiblement.
Son visage est à la hauteur du mien. Ses yeux me transpercent d’éclairs acérés, sa bouche est tendue et blanche. Cette expression que je saurai dorénavant reconnaître, ses lèvres déjà minces contractées en dedans, l’afflux sanguin plus visible vers la surface de son épiderme, les veines des tempes saillantes, et ce regard noir comme la menace d’un canon de fusil braqué sur mon corps inquiet.
– Tu vas le dire, oui ?! rugit-il en me secouant par les oreilles. Je suis suspendue à sa hauteur de géant, suspendue et secouée devant le terrifiant visage de la colère. Je balbutie à travers mes larmes et ma terreur un « Mm, Papa ». Dire oui et Papa ensemble, c’est trop. C’est accepter, accueillir et reconnaître. Et il ne s’en satisfait pas. Il m’envoie percuter l’armoire, et je rebondis sur ma tempe qui s’écrase sur le coin d’un montant de lit. Quelques secondes après le choc, j’entends Yvon pleurer de malaise. Il s’en ramasse une qui le fait hurler.
– Je continuerai jusqu’à ce que tu le dises et je t’en foutrai une à chaque fois que tu oublieras de m’appeler Papa. Je suis ton papa devant le Seigneur, tu entends ?!
– … Mm Papa…
Ma tête est emplie d’horribles douleurs, elle me semble dilatée, éclatée comme un chou-fleur. J’entends des bruits à l’intérieur, et je ne sens plus mon corps. Je ne sais même plus si je pleure. Un goût métallique m’emplit la bouche. Je le vois déboucler sa ceinture de cuir, la tirer des passants de son pantalon, et m’assener les coups qu’il estime nécessaires, les dents serrées. Mes perceptions reviennent au fur et à mesure que la ceinture fait son office. Les jambes, les cuisses, le dos, le ventre et les bras me réintègrent en brûlant.
– Alors, tu vas le dire, oui ?
Je tremble de partout, je suis en apnée. Mon diaphragme tressaute, mes viscères se contractent, ma nuque se tétanise. Je n’ai pas encore l’habitude de ces sensations qui deviendront quotidiennes. J’apprends la saveur du sang dans ma bouche, les narines bouchées par ce sang qui coulera tous les jours. Je ressens une terrible misère, je suis broyée par la peur, et je n’ai pas la force d’endurer plus. Je cède sous les coups redoublés.
– Oui Papa.
– J’ai pas entendu.
La menace du revers de sa main se trouve à la hauteur de mon visage.
Je répète plus fort avec ma bouche molle et noyée dans la morve sanglante.
– Encore !
Le coup est parti, amorti par ma mâchoire qui se désolidarise.
– Encore, j’ai dit !
– Oui Papa
– Ah, ça finit par venir, hein ! C’est pas si compliqué, tu vois !
– …
– Réponds !
D’une main, il saisit ma chevelure et me soulève encore du sol. De l’autre, il m’envoie les “torgnoles” de son cru.
– Réponds !
Je ré-atterris bancale sur le plancher.
– Oui Papa.
– Je t’aime Papa, allez !
Délabrée, j’accuse intérieurement le paradoxe. Il m’exténue, je suis à bout, et il obtiendra tout.
Je pleure de douleur, je pleure de souffrance. Il y a ce que je dois faire et ce que mon coeur vit.
J’ai quatre ans et je me sépare de l’univers. Dorénavant, il y aura l’intérieur et l’extérieur.
J’ai quatre ans et j’intègre le principe déchirant de dualité.
Minée, je sanglote un « Je t’aime Papa ». Je capitule.
– Mieux que ça ! Mets-y du coeur !
– Je t’aime Papa, hoquetté-je.
– En souriant.
– Je t’aime Papa.
– Un vrai sourire, pas une grimace !
– Je t’aime Papa.
J’ai quatre ans, et je disparais.

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Commentaires
F
Ce livre est monstrueux, dérangeant, incroyablement bien écrit et courageux et impressionnant. On fait une descente aux enfers, mais jamais on ne se sent salie. L'auteur est d'une force et d'une dignité invraisemblable. Jusqu'ici, je n'avais jamais eut la chance de lire le récit d'une reconstruction par l'écriture aussi scotchant. Quand on en sort, il ne reste plus grand chose des "livres de témoignage" ou des auto fictions. Une déflagration s'est produite.Encore une fois, impressionnant.
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