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23 avril 2010

Le corps et l'argent

Présentation de l'éditeur: Trouverons-nous un jour qu'il est parfaitement juste et naturel de se faire payer pour porter le bébé d'une autre, pour se faire prélever un rein, ou en échange d'un service sexuel?
Dans la plupart des sociétés démocratiques modernes, on est libre de donner certaines parties ou certains produits de son corps -rein, lobe de foie, sang, sperme, ovocytes, etc.- mais pas de les vendre. On est libre de mettre ses capacités sexuelles ou procréatives à la disposition d'autrui gratuitement, mais beaucoup moins de le faire contre paiement. Pourquoi? Le don est-il toujours un bien et l'échange contre de l'argent toujours un mal? Contre ce préjugé, Ruwen Ogien plaide pour le pluralisme, c'est-à-dire pour la liberté de mettre son sexe et son corps à la disposition d'autrui gratuitement, mais aussi contre paiement, en dehors de toute répression légale et de toute réprobation morale. Une invitation brillante et décapante à repenser complètement l'opposition morale entre don du corps et commerce du corps, au-delà des clichés philosophiques ou religieux.

Lien: Editeur: La Musardine

Le philosophe Ruwen Ogien est connu pour ses nombreux travaux sur la morale et sur l’éthique. Dans « Le corps et l’argent », son nouveau livre paru dans l’excellente collection « L’attrape corps » des éditions La Musardine, il malmène la notion de « marchandisation du corps humain » qui oriente inévitablement tout débat sur la prostitution en prônant la liberté de « mettre son corps à disposition de l’autre » et d’en tirer des bénéfices sans que cela ne soit moralement répréhensible… Dans quel but? On lui a posé la question.

Dans « Le corps et l’argent », vous établissez une nuance entre « mettre son corps à la disposition d’autrui » et « travailler » pour désigner un service sexuel. Pouvez-nous expliquer cette nuance en quelques mots ?

On « met son corps à la disposition d’autrui » quand on est une mère porteuse, quand on accepte de se faire prélever des tissus, un organe, de se faire tatouer une pub sur une partie visible du corps. Peut-on parler de « travail », de « service », dans tous ces cas? Ce n’est pas évident. C’est pourquoi, j’ai préféré distinguer ces notions. Est-ce que cela doit nous interdire d’envisager qu’une rémunération soit légitime en cas de simple mise à la disposition d’autrui de son corps? Non, à mon avis. Ce qui est important au fond, c’est qu’il s’agisse d’un échange entre personnes consentantes qui ne cause pas de torts directs à des tiers. C’est à ces personnes de décider si l’échange doit être gratuit ou pas.

Le fait de remettre ainsi en question la notion de « travail sexuel » ne fait-il pas de vous un partisan des « abolitionnistes », qui réclament l’éradication pure et simple de la prostitution ?

Je ne remets pas du tout en cause la notion de travail sexuel. Ce que j’essaie de montrer d’abord, c’est que c’est aux principaux concernés de définir la nature de leur activité. C’est à eux que revient le droit de décider si c’est un travail ou une simple mise de leur corps à la disposition d’autrui. Mais ce qui m’importe surtout, c’est de prouver que, dans les deux cas, l’échange doit être protégé par la loi, et peut être rémunéré hors de toute réprobation morale et de toute répression légale. J’insiste beaucoup sur ce point, parce que, de toutes les attaques contre le travail sexuel, celles qui ont le plus d’impact sur le grand public aujourd’hui, viennent de ceux qui voudraient l’interdire au nom du principe qui exclut toute forme de « marchandisation » du corps humain. J’essaie de montrer ce qui est fallacieux dans cet argument, ses origines moralistes et les usages réactionnaires qui en sont faits dans le débat public.

Quand on paye un ou une prostitué(e), on verse une somme qui s’inscrit dans une grille de tarifs moyens (x euros la pipe dans telle quartier, x euros la nuit avec telle call-girl de telle agence…). Si l’on reçoit de l’argent en échange d’une « mise à disposition de son corps », selon quels critères évaluer la valeur, en euros (ou autre monnaie) de ce que l’on offre ?

Dans les deux cas, on peut laisser aux personnes concernées la liberté d’évaluer, en leur recommandant d’éviter de profiter injustement de leurs pouvoirs et en leur interdisant d’user du chantage, de la menace ou de la force.  Comme dans tout autre échange, bien sûr.

Vous-même, avez-vous déjà reçu de l’argent en échange d’une « mise à disposition de votre corps » ? En avez-vous déjà donné à quelqu’un qui mettait son corps à votre disposition ?

Je peux reconnaître que personne ne m’a même proposé de me donner de l’argent en échange d’une mise à disposition de mon corps. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir.

N’est-il pas un peu utopiste de prôner une sexualité tarifée libérée de la réprobation morale et de la répression légale dans un monde où la prostitution est l’unique prisme (et on comprendre pourquoi) d’observation de la sexualité tarifée ? Ou formulé différemment : outre un à valoir et quelques droits d’auteurs, qu’espérez-vous de votre livre?

Mon but est purement philosophique. Il est d’inviter à réfléchir de façon critique sur la notion de « marchandisation du corps humain » et de dignité de la personne humaine. Ce qui serait utopique, ce serait d’attendre des droits d’auteur d’une telle réflexion. Ce qui marche plutôt, j’ai l’impression, c’est la dénonciation hystérique de la « marchandisation du corps humain » et l’appel systématique et irréfléchi à la notion de dignité de la personne humaine, plus que la réflexion sur ces questions.

Votre livre sort quelques jours après les « assises de la prostitution » au Sénat. Que pensez-vous de cet évènement ? Et qu’en attendez-vous ? (si toutefois vous en attendez quelque chose)

Toute occasion donnée aux associations de défense du travail sexuel de s‘exprimer est bonne à prendre, je suppose.

Le Parisien publiait récemment un sondage commandé au CSA qui révélait que 59 % des Français sont pour la réouverture des établissements réservés à la prostitution (70 % pour les hommes, 49 % pour les femmes), et que les opposants à la réouverture ne sont plus que 10 % (contre 26 % en 2003). Que vous inspirent ces chiffres ?

J’espère surtout que les répondants auraient été encore plus nombreux à défendre la décriminalisation complète du travail sexuel, sans aucun encadrement dans des maisons sous contrôle policier et sanitaire. Mais on ne leur a pas demandé.

Comme le montre « Le corps et l’argent » en particulier et votre bibliographie d’une manière générale, vous confrontez volontiers les questions du sexe à celles de la morale et de l’éthique. Après la pornographie, l’offense et aujourd’hui la sexualité rémunérée, quel sera votre prochain sujet d’étude ?

Ce sera justement une sorte d’antimanuel d’éthique, un guide pratique pour résister au moralisme ambiant, dont l’efficacité ne sera, hélas, pas garantie !

http://lautresexe.com


Le philosophe de la morale Ruwen Ogien, auteur de Penser la pornographie  et  de La liberté d’offenser - Le sexe, l’art et la morale, publie un nouvel essai à la fois drôle et brillant intitulé Le corps et l’argent. On y lit pourquoi, dans notre société, le problème n’est pas de donner son corps - pour sa capacité de procréation, ses organes ou ses facultés sexuelles -, mais de le vendre. Plaidant pour la liberté de mettre son sexe et son corps à la disposition d’autrui gratuitement, mais aussi contre paiement, Ogien remet en question des préjugés moralistes qui interdisent la réflexion et encore plus le progrès. Dans la continuité de notre enquête sur le sexe et l’argent, nous nous sommes entretenu avec lui pour déloger notre prêt-à-penser.

http://www.secondsexe.com

Dès les premières pages de votre livre, vous abordez la question du "respect de la dignité humaine" et de son apparente incompatibilité avec le travail sexuel. Depuis quand, du moins philosophiquement, cette corrélation entre sexualité et dignité humaine existe-t-elle ?

C’est Kant qui a donné sa forme philosophique la plus élaborée à cette relation. Pour Kant, un principe éthique suprême nous demande de traiter toute personne humaine comme une fin en soi et non comme un objet, un moyen, un simple instrument à notre service. Traiter une personne comme un simple moyen serait porter atteinte à sa dignité. Or Kant estime que l’appétit sexuel a pour caractéristique de nous faire voir une personne humaine comme un simple moyen de satisfaire cet appétit, ce qui revient à porter atteinte à sa dignité.
Reste à savoir à partir de quel moment on peut considérer qu’une personne a été réduite ou s’est elle-même réduite au rang de « simple moyen » ou d’objet.
Pour en rester au problème des rapports entre le corps et l’argent, l’appel à l’idée de dignité est confus. Il ne permet pas, à mon avis, de faire un tri suffisamment précis entre ce qui peut être légitimement acheté ou vendu et ce qui ne peut l’être en aucun cas.
Est-il contraire à la dignité de demander une rémunération en échange de la mise à la disposition d’autrui de son image ou de ses découvertes scientifiques ?
Pourquoi serait-il contraire à la dignité de vendre ses capacités à donner du plaisir sexuel ou à porter un enfant et non de vendre ses capacités athlétiques, sa patience, son habileté, ses connaissances ou son intelligence ? Il n’y a pas de réponses à ces questions qui fassent l’unanimité.

Qui avez-vous interrogé pour votre essai ? Des travailleurs du sexe, des opposants ou des défenseurs de la prostitution, des juristes ?

C’est un livre de philosophie, et non une enquête sociologique, psychologique, ou juridique. Je veux dire par là que c’est une réflexion critique sur nos normes, nos lois, nos préjugés et non une recherche de première main sur ces derniers. Je ne me suis donc pas engagé dans ce qu’on appelle une enquête de « terrain ». Mais j’ai fait lire les nombreuses versions de mon livre à des juristes, des sociologues, des artistes, des personnes engagées dans la lutte pour la reconnaissance du travail sexuel, de l’homoparentalité, de la gestation pour autrui, et aussi à d’autres philosophes qui ont réfléchi sur ces questions. Je vois le livre fini comme un ouvrage collectif. Mais je ne suis pas sûr que mes interlocuteurs seraient d’accord pour le signer avec moi. Ils sont vraiment loin d’endosser toutes les idées que j’y défends !

Où se situe la France dans le débat ? Est-elle plus ou moins conservatrice que d’autres pays ? L’argent, qui plus est relatif au sexe, est-il plus tabou ici qu’ailleurs ?

Tout ce que je peux dire, c’est que parmi les philosophes de langue anglaise, on est beaucoup plus ouvert à la discussion sur ces thèmes du corps et de l’argent. En France, les philosophes qui s’occupent d’éthique aiment bien se présenter comme le dernier rempart contre les « utilitaristes » anglo-saxons, pour qui tout est à vendre y compris ce que nous avons de plus précieux, nos corps et nos bébés. Avec la bénédiction de ces philosophes, les principes qui inspirent nos lois de bioéthique (dignité, gratuité, etc.) se présentent désormais comme des éléments du patrimoine culturel national, au même titre que nos vins, nos fromages et nos châteaux : des choses admirables, éternelles, immuables qui ne doivent jamais être contestées.

Vous dénoncez un moralisme galopant : quelles en sont les plus redoutables manifestations ?

On parle beaucoup d’un retour à l’éthique dans les débats publics. Exprime-t-il la volonté de prendre enfin le temps de réfléchir sans préjugés, à nos normes, nos lois, nos façons de vivre ? Je n’en suis pas persuadé. Il pourrait plutôt témoigner d’une sorte d’effroi devant les revendications à l’extension des libertés individuelles, plus particulièrement dans le domaine de la sexualité, de la procréation, de l’organisation familiale, de la fin de vie, de la communication des idées politiques et des œuvres artistiques. L’appel quasi religieux aux « valeurs morales », la demande parfois hystérique de « repères moraux » et de « limites morales » servent en effet souvent à justifier le rejet de ces revendications.

C’est ce que vous appelez l’argument de la pente fatale ?

Dans l’ensemble des arguments qui sont échangés dans le débat public, le plus redoutable est l’argument dit de la pente « glissante » ou « fatale », parce que c’est celui qui semble avoir l’impact psychologique le plus grand. Les plus libéraux disent : « On commence par limiter l’avortement tardif, on finira par interdire la contraception, puis, pourquoi pas, les rapports sexuels sans but procréatif ». Les plus conservateurs répondent : « On commence par autoriser l’avortement, on finira par permettre l’infanticide, puis, pourquoi pas, par décriminaliser l’homicide volontaire ».
On pourrait multiplier les exemples. Il y a des livres entiers qui sont consacrés à la structure logique de ce genre d’argument qui n’est pas valide si on ne donne pas les raisons pour lesquelles on serait pour ainsi dire obligé de passer de la première étape, que tout le monde pourrait accepter, à la dernière, que tout le monde devrait refuser. Or, dans de nombreux débats publics, ces raisons ne sont pas présentées clairement, ou celles qui le sont manquent de crédibilité. En fait, l’argument de la pente fatale devrait nous laisser aussi sceptiques que le proverbe : « Qui vole un œuf vole un bœuf ». Pourquoi celui qui vole un œuf devrait-il nécessairement voler un bœuf ? ». Ce n’est jamais vraiment expliqué.

C’est aussi une manière de répondre à ceux qui craignent que légaliser une forme de marchandisation de la sexualité risque de conduire à des dérives mercantiles...

Cet argument ne se justifie pas. Comme dit l’adage, « l’abus n’exclut pas l’usage », il n’y a pas lieu de s’abstenir d’une chose qui n’est pas mauvaise en soi sous prétexte qu’on pourrait en abuser. la prostitution forcée est inadmissible, mais ce n’est pas pour cela qu’il faille criminaliser ou interdire le travail sexuel. L’exploitation existe aussi dans le travail domestique, l’agriculture, l’industrie, les activités de service, un peu partout dans le monde. On continue cependant de considérer ces emplois comme des métiers qui devraient être protégés par le droit du travail. Que dire aux clients qu’on pénalise comme en Suède ? Qu’il vaut mieux renoncer complètement à la sexualité plutôt que d’acheter du sexe ? Que devraient faire celles et ceux qui vivent dans la misère ? Mourir plutôt que de vendre du sexe ? La criminalisation et la condamnation morale de l’achat et de la vente de sexe n’ajoutent-ils pas une misère à une autre misère, sans contribuer le moins du monde à la corriger ?

Au final, quelle est votre position sur la prostitution : pour la légalisation, pour les maisons closes ?

Parmi les travailleurs du sexe, certains demandent la décriminalisation complète du travail sexuel, c’est-à-dire, pratiquement, la liberté de travailler sans contrôle policier et sanitaire, sans encasernement dans des maisons closes, et sous la seule protection du droit du travail, selon un régime universel. Ces revendications me paraissent parfaitement légitimes.

Où est le vrai problème moral ? Dans le fait d’acheter le corps de l’autre, de vendre son corps à l’autre, dans la volonté de disposer de son propre corps, de celui d’autrui, ou dans l’échange marchand ?

Acheter le corps de l’autre sans qu’il y ait une volonté de le vendre de sa part, c’est ce qu’on appelle la réduction en esclavage. Mais plus personne ne cherche à justifier l’esclavage aujourd’hui, même les pires exploiteurs du travail humain. Ce qui peut poser un problème moral désormais, c’est de savoir s’il est légitime d’acheter ou de chercher à acheter un service sexuel ou un élément du corps à celui qui est disposé à le vendre et à celui-là exclusivement. C’est cet échange qui fait l’objet du débat moral. On se demande si cette transaction peut être équitable, non humiliante pour l’une ou l’autre des parties. Il est possible que dans les conditions présentes, la partie qui achète soit souvent en position de domination. Mais ce n’est pas toujours le cas, et ce n’est surtout pas nécessairement le cas. Rien n’interdit que l’échange soit non humiliant, équitable.

Qui souhaitiez-vous réhabiliter moralement par ce livre : le sexe, l’argent ou les deux ?

Je voudrais réhabiliter dans une vision pluraliste une relation sexuelle anonyme et rémunérée, en essayant de s’extraire du système du don forcé. Un engagement des libertés réciproques, dans lequel la dimension éthique a trop longtemps été négligée.

Avec la juriste américaine Margaret Radin, vous insistez précisément sur le fait que l’échange d’argent n’exclut pas l’échange psychologique.

Oui, mais surtout il semble que les versions payantes et non payantes d’une même relation peuvent coexister dans la même société. L’existence de la prostitution n’empêche personne d’avoir des relations amoureuses romantiques non tarifées. Le mariage par amour coexiste depuis des siècles avec le mariage arrangé ou intéressé. Ni l’un ni l’autre n’a disparu. L’industrie du sexe n’a peut-être jamais été aussi prospère, mais la Saint-Valentin continue d’être massivement célébrée.

Serions-nous à ce point dupes pour passer sous silence les formes tacites et très courantes de marchandisation sexuelle (la stagiaire qui couche pour son avancement, l’épouse pour un cadeau ou simplement parce qu’elle se sent redevable de son mari, plus "juteux" qu’elle) ?

Parmi les raisons d’avoir un rapport sexuel, l’argent ne fait en effet pas partie de celles qu’on trouve bonnes ou légitimes. Mais il y en d’autres qu’on pourrait finir par trouver encore plus mauvaises, comme faire l’amour pour garder son conjoint ou pour perdre du poids.

Vous n’abordez pas le rôle libidinal de l’argent dans la sexualité. Pourquoi ?

Comme je me suis déjà assez occupé des représentations et de la stimulation sexuelle, j’ai choisi cette fois-ci de concentrer mon attention sur la satisfaction sexuelle et les moyens monétaires de l’obtenir. Je laisse aux psychologues et aux sociologues le soin d’expliquer la relation entre argent et excitation ou satisfaction sexuelle.
Mais il faudrait, pour être plus complet, distinguer le cas où l’argent intervient comme paiement pour la stimulation (rémunération des auteurs, producteurs, diffuseurs pour un livre, un film, un spectacle dont on attend une excitation) et l’argent qui intervient en tant que propriété excitante des personnes.
La propriété d’être riche peut être un puissant stimulant sexuel, de même que celle d’être célèbre ou d’avoir du pouvoir politique (au même titre d’ailleurs que toutes sortes d’autres propriétés, qu’elles soient plutôt positives comme la beauté ou l’humour, ou négatives comme la brutalité ou la cruauté).
Mais ce n’est pas du tout la même chose d’être excité sexuellement par l’argent et de donner de l’argent pour être excité sexuellement.
D’ailleurs, celles et ceux que la richesse, la célébrité ou le pouvoir excitent sexuellement n’en tirent pas nécessairement profit. On peut être excité sexuellement à l’idée de coucher avec quelqu’un de riche, de puissant ou de célèbre, même si on sait que c’est un « rat » dont on n’obtiendra rien.

Que vous inspirent les témoignages d’une jeunesse qui se dit prête à se faire de l’argent de poche contre un service sexuel ?

Il faut se méfier de ce type de déclaration. On est dans le jugement, pas dans l’acte. Cela peut aussi vouloir dire que le monde qui les entoure est de plus en plus puritain, et ils y répondent par la transgression.

En parallèle, vous évoquez la réprobation morale des filles qui se donnent gratuitement. Laquelle est la plus immorale pour notre société : cette dernière, la "nympho" de service, ou la prostituée ?

L’une des façons de montrer que, dans les rapports sexuels, ce n’est pas l’argent qui fait la différence morale consiste à faire remarquer que, pour les plus puritains, on est finalement moins coupable si on se donne sexuellement au premier venu par nécessité matérielle que si on le fait librement et par simple goût du plaisir sexuel. Pour eux, on devrait donc être moins coupable de se « donner » au premier venu pour de l’argent que gratuitement, pour le plaisir. La question est de savoir à quel point, et dans quels lieux, notre société est restée puritaine.

De là on en vient à ce principe moral que vous remettez en question : un service rendu gratuitement serait plus noble que s’il on en tire de l’argent. Quel est le fondement philosophique de ce préjugé, selon lequel le don est noble et la vente corruptrice ?

Il y a d’abord l’idée que le don serait toujours et exclusivement altruiste et l’échange marchand toujours et exclusivement égoïste. Puis l’idée que l’altruisme est toujours un bien et l’égoïsme toujours un mal. Toutes ces idées méritent d’être passées à la moulinette philosophique.

Peut-on faire une analogie entre la relation pécuniaire entre un(e) prostitué(e) et son client et celle qui existe entre un psychanalyste et son patient, au sein de laquelle l’argent est une composante clef ?

Dans la mesure où la psychanalyse est un métier de service rémunéré à la personne, comme la prostitution, il y a en effet une analogie. Mais je ne suis pas certain que les psychanalystes aimeraient qu’on assimile leur travail à celui d’une « pute ». Ils auraient tort cependant : il n’y a rien d’immoral à être une « pute ».

Le débat se poserait-il différemment si la proportion des hommes dans le travail sexuel était plus grande ?

Il me semble qu’on aurait peut-être moins de mal à reconnaître qu’on peut s’engager dans le travail sexuel sans y avoir été contraint par la menace ou la force. On aurait aussi plus de mal, je crois, à réduire tout travail sexuel à une forme d’esclavage ou à une expression de la domination masculine, à ignorer la grande variété des expériences du travail sexuel.

Mais, au fond, ce débat ne se résume-t-il pas à la question fondamentale de la liberté individuelle ?

On pourrait se demander également s’il est vraiment important de se poser cette question. Qui est vraiment « libre » de choisir son métier après tout ? Pour un économiste, un sociologue ou un psychologue, la liberté n’est pas vraiment la question fondamentale, puisqu’il existe, d’après eux, des déterminismes puissants susceptibles d’expliquer n’importe quel « choix » de métier. Et, en effet, quand on se tourne vers la métaphysique, on n’est pas plus avancé, puisque pour certains métaphysiciens, on est, de toute façon, toujours libre. Pour d’autres, on ne l’est jamais.
Est-il nécessaire de trancher ? Ce qui compte plutôt, si on se place du point de vue des principaux concernés, ce sont les conditions concrètes d’exercice du métier et les possibilités existantes de le quitter si on ne veut plus l’exercer, comme c’est le cas, bien sûr, pour tous les autres métiers. Les revendications à la reconnaissance du travail sexuel ne sont pas seulement le fait de personnes qui disent avoir choisi « librement » d’entrer dans la carrière, si on peut s’exprimer ainsi. Celles qui invoquent la contrainte économique et la pression de l’entourage pour expliquer leur engagement dans l’activité voudraient, elles aussi, avoir le droit de l’exercer dans des conditions justes et décentes, c’est-à-dire, entre autres, en étant payées de façon équitable et sans avoir à subir de harcèlement policier.

Une grinçante ironie est discrètement et néanmoins très présente dans votre analyse, alors que l’humour n’est pas l’apanage de la philosophie. Que disent ou pensent vos pairs de vos travaux ?

Il existe, en effet, une certaine tendance des philosophes à se prendre au sérieux, à affirmer toutes sortes de choses sans la moindre preuve, dans un style verbeux, pompeux, hermétique. Si la philosophie se pratiquait nécessairement ainsi, je crois que j’aurais fait autre chose, n’importe quoi. Il existe, heureusement, un autre façon de faire de la philosophie, qu’on appelle « analytique » et que je défends. Elle est sensible à la logique, aux faits, aux arguments. Elle ne voit pas de conflit entre l’humour et la rigueur philosophique, au contraire. Je pourrais dire, pour faire bref, qu’en philosophie, il y a d’un côté des œuvres comme celles du logicien Lewis Caroll, qui nous a enchanté avec Alice au pays des merveilles, et de l’autre des œuvres comme celle du philosophe Heidegger, qui nous a assommé avec L’Être et le Temps. Je préfère de très loin les premières. Ce n’est pas la meilleure façon de se faire apprécier dans ce milieu, je le sais bien.

Propos recueillis par Aurélie Galois.

Le corps et l’argent, Ed. La Musardine ; coll. L’attrape-corps, 11 €, en librairie le 22 avril.
La liberté d’offenser - Le sexe, l’art et la morale, La Musardine, 2007.
Penser la pornographie, PUF, 2003.

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Commentaires
D
Merci pour ces billets très instructifs. C'est toujours rafraichissant et intéressant de lire Ruwen Ogien. Il nous ouvre à de nombreuses réflexions pertinentes à l'opposé de la pensée unique réactionnaire qui caractérise l'éthique française.
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