Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Leblogducorps
Leblogducorps
Publicité
Archives
24 janvier 2010

Dans ma peau

http://multimedia.fnac.com/multimedia/images_produits/ZoomPE/3/0/0/9782234064003.jpg

Le premier livre de Guillaume de Fonclare
      

D'une guerre l'autre

       

        Par Jérôme Garcin/ Nouvel Observateur

               

Directeur de l'Historial de la Grande Guerre, il souffre, à 42 ans, d'une maladie auto-immune qui le rend invalide. A son métier, à son drame, il consacre un bouleversant récit. Rencontre

Parfois, l'exposition quotidienne de la douleur, même si elle ne l'atténue pas, relativise la sienne. Au milieu des gueules cassées, des culs-de-jatte et des corps mutilés, sa grande carcasse brûlante n'ose pas se plaindre. Elle souffre en aparté, elle hurle en silence. Un silence à peine troublé par le chuchotement du fauteuil électrique où elle se recroqueville ou par le bruit mat de la canne sur laquelle, sans ployer, elle s'appuie. Dans les salles claires de l'Historial de la Grande Guerre, à Péronne (Somme), son jeune directeur combat la maladie. Chaque jour avec plus de vaillance, chaque jour avec moins d'espérance. Il dit qu'il a déjà fait le deuil de la guérison, et même de la vie.

fonclare_0.jpg

Julien Falsimage

Né en 1968, Guillaume de Fonclare a passé son enfance à Combovin (Drôme) et à Lambesc, près d'Aix-en-Provence. Depuis 2006, il dirige l'Historial de la Grande Guerre.

Guillaume de Fonclare a 42 ans, une femme, Céline, et deux enfants de 12 et 9 ans, Daphné et Colin. Il mesure plus de 2 mètres, c'est un géant empêché, qui s'inquiète déjà de la surfacturation que l'achat de son cercueil entraînera. Il a cessé de se raser, sa main droite se refusant désormais à ce geste simple. Tout lui est devenu atrocement compliqué: marcher, dormir, rêver, exister. Cela fait six ans qu'il est frappé par une maladie orpheline, qui appartiendrait à la famille des myopathies, mais dont aucun médecin ne connaît l'origine, ne comprend le développement, ne sait l'issue. Et cela fait quatre ans qu'il dirige ce musée qui décrit un enfer dont les historiens continuent de mesurer l'étendue, où gémissent 10 millions de morts et grondent toujours les orages d'acier. Guillaume de Fonclare est prisonnier d'un avenir qui n'en est plus et d'un passé qui le hante: « Mon corps est un carcan. » Et aussi: « Je suis la noisette d'un immense casse-noix qui m'enserre et m'écrase. »

http://culturebox.france3.fr/depotimg/images-out-16-9/video/201001/18442/27378i_0_2.jpg

A cet enfermement, il consacre un livre. Son premier. Il est d'une brièveté suffocante, d'une insupportable beauté, d'une paisible cruauté. On pense aux morsures des gravures d'Otto Dix, qui disait: « J'ai vu tout cela, il faut que je le peigne », et laissa, retour des tranchées, d'inoubliables danses des morts. En 120 petites pages, « Dans ma peau » mêle inextricablement deux guerres, celle de 14-18, dont Guillaume de Fonclare est le conservateur, et celle de la maladie dont il est la victime. A Péronne, il déambule au milieu des fosses blanches où sont disposés des uniformes, des casques, des godillots, des fusils à répétition, des grenades, des mortiers de tranchée, des cisailles, des bêches, des masques à gaz, des prothèses de bras, de jambes et de nez. Il lui arrive aussi d'assister, dans un champ voisin, au prélèvement de restes humains, comme ceux de ces deux officiers, le Français et l'Allemand, dont on a retrouvé les squelettes embrochés l'un dans l'autre au fond d'une tranchée sur laquelle un obus a jeté un linceul de terre.

Chaque matin, il s'étonne de pouvoir se rendre à son bureau, situé au rez-de-jardin de l'Historial. Il s'y barricade parfois pour cacher qu'il pleure de douleur. Car les antalgiques, même la morphine, ne suffisent plus à la calmer. Grâce aux anxiolytiques, il s'efforce de ne rien montrer de ce qu'il endure lorsqu'il doit accompagner des délégations étrangères dans les cimetières militaires qui parsèment la Somme, et où dorment des Australiens, des Britanniques, des Népalais, des Chinois, des sikhs, des Sud-Africains, des soldats des colonies de l'AOF et de l'AEF. Il n'est pas rare que d'anciens combattants prennent pour un vétéran de la guerre d'Irak ce gardien de ruines grimaçant qui serre si fort ses mâchoires et le pommeau de sa canne. Il doit presque s'excuser: « Je ne suis que malade. Mes douleurs n'ont rien à voir avec une rafale de mitrailleuse, une mine ou un éclat d'obus. Je n'ai fait preuve d'aucun courage au feu. »

Guillaume de Fonclare porte un nom moyenâgeux, qu'on croirait sorti des « Visiteurs », entre Godefroy de Montmirail et Fulbert de Pouille. On pourrait même penser qu'il a grandi dans le château fortifié du XIIIe siècle en brique et grès rose, dont on franchit les douves pour accéder à l'Historial. En vérité, il appartient à une très vieille famille languedocienne de gentilshommes-verriers. Il est né en 1968 à Pau, où son père, un militaire de carrière, était affecté. L'armée s'ajoutant à la particule, il reconnaît avoir eu une enfance « corsetée ». Jusqu'au jour de 1978 où son père s'est tué, près d'Aix-en-Provence, lors d'un crash d'hélicoptère. Depuis, sa mère écrit des alexandrins.

Longtemps, Guillaume s'est évadé en lisant Jules Verne - son livre de chevet est « l'Ile mystérieuse » -, Cronin, Mauriac, Yourcenar, Gracq et de la science-fiction. Il a fait des études d'histoire médiévale, après quoi il a travaillé « dans le social », est devenu directeur d'une clinique et enfin responsable d'une boîte d'informatique. En 2006, l'Historial de la Grande Guerre cherchait un patron qui fût à la fois érudit et bon gestionnaire. C'était le poste qu'il attendait. Il y est entré en claudiquant, dans la fleur de l'âge, il s'y déplace désormais dans un fauteuil qui tient de la voiturette de golf, avec l'insoutenable sentiment d'être un vieillard.

« Dans ma peau » est aussi, avec cette grâce que l'urgence donne à la prose, une lettre d'adieu. L'évolution de la maladie contraint Guillaume de Fonclare à quitter ce lieu où, malgré tous les efforts des archivistes, malgré les éclats de grenade, les billes de shrapnell, les matraques de tranchée, les yeux de verre, les fauteuils roulants pour mutilés de guerre, le devoir de mémoire demeure une illusion: « Il est impossible de se remémorer ce qui est inconcevable. » Il va donc laisser derrière lui l'armée de fantômes qu'il conduisit, dans la lumière grise de la Somme, jusqu'aux contreforts du XXIe siècle. Il partira avec des regrets, et beaucoup de gratitude. « C'est le musée qui m'a sauvé de la dépression, du désespoir, c'est le musée qui a allumé en moi cette petite flamme que, désormais, j'aurai tout le temps de faire grandir. »

Condamné à l'invalidité, Guillaume le conquérant ne se plaint jamais. Il imagine déjà à quoi employer son temps. Il va, en cachant qu'il tremble, continuer de pêcher à la ligne dans l'étang peuplé de gardons et de brochets qu'il loue à l'année ; poursuivre sa lecture, page après page, de l'« Encyclopædia Universalis » ; se remettre au latin ; commencer à écrire un nouveau livre sur son meilleur ami, qui s'est suicidé à 40 ans en se jetant par la fenêtre de son bureau ; et répéter sans répit aux siens combien il les aime: « Quand nous devrons nous quitter, nous nous serons tout dit. »

J.G.

Dans ma peau, par Guillaume de Fonclare, Stock, 122 p., 13 euros (en librairie le 6 janvier).

Historial de la Grande Guerre, ouvert toute l'année au public: Château de Péronne, BP 20063, 80201 Péronne Cedex. Tél. : 03-22-83-14-18. info@historial.org

Source : « Le Nouvel Observateur » du 23 décembre 2009

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité