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2 novembre 2009

Le retour à l'intime

http://www.histoire-politique.fr/documents/comptesRendus/images/CR_leretouralintime.gif

En clôture de la quatrième année de leur séminaire « Sorties de guerre des deux conflits mondiaux », Guillaume Piketty et Bruno Cabanes ont organisé les 19 et 20 juin 2008, à Sciences Po, un colloque international consacré au « retour à l’intime au sortir de la guerre, de la Première Guerre mondiale à nos jours ». Bénéficiant du soutien de la French-American Foundation, cette manifestation a brillamment répondu aux attentes d’un ambitieux programme de quatre demi-journées. En réservant plus de la moitié des communications à des intervenants venus de l’étranger, majoritairement d’outre-Atlantique, en privilégiant la perspective d’histoire comparée, en tentant le croisement entre des problématiques déjà initiées lors des années précédentes et une réflexion centrale autour de la notion d’intime, analysée dans ses significations, ses fonctions, ses structures et ses processus à l’échelle macro comme micro-historique, le colloque a relevé son double défi : amorcer une typologie des sources pour une telle histoire et préciser les problématiques communes aux conflits du XXe siècle. C’est donc à la recherche des traces du retour de l’intime que nous a invité le Centre d’histoire de Sciences Po.

Les quatre communications de la première demi-journée centrée sur les « Expériences de guerre, écritures de soi et récits familiaux » se sont intéressées au difficile, voire impossible, retour à l’intime après la guerre, en replaçant le combattant dans les cadres de sociabilité qui sont les siens lors du retour : celui de la famille perturbée, dans la relation enfants-pères au front (Manon Pignot) comme au sein de la fratrie dans le cas d’un appelé revenu d’Algérie (Raphaëlle Branche), de même que celui de la communauté nationale non combattante après la Première Guerre mondiale (Odile Roynette, Ethan Rundell). Utilisant les correspondances privées, les récits autobiographiques, mais également des archives orales, les quatre communications révèlent combien la discordance des expériences de guerre entre le soldat et les siens à l’arrière bouleverse l’ordre de l’intime préexistant et favorise l’adoption de représentations qui apparaissent incommunicables aux anciens combattants. La « nostalgie du front » ressentie par les combattants, qui, revenus des tranchées, ont eu tant de mal à témoigner, comme l’ « invention des pères » dans les représentations enfantines seraient l’expression de démobilisations culturelles contrariées, voire inabouties, mais aussi des limites du langage pour transmettre une expérience guerrière vécue comme au-delà du dicible, ainsi que le confirment les régimes de silence dans l’enquête orale sur la guerre d’Algérie.

Le second atelier consacré aux « Espaces publics, espaces privés, espaces intimes en sortie de guerre » a déplacé l’interrogation sur la composante essentiellement sensorielle du retour à l’intime et du rapport au monde des acteurs des conflits, en élargissant notamment à la photographie le corpus des sources convoquées. La question de la pérennité de l’identité résistante quand la libération fait disparaître l’armée de l’ombre (Guillaume Piketty) ; l’acquisition de référentiels spatio-sensoriels inédits et des sociabilisations nouvelles qu’ils induisent comme éléments du processus de sortie de guerre tel qu’il est à l’œuvre dans le camp des « personnes déplacées » en Allemagne (Daniel Cohen) ou dans le Munich en ruines d’après-1945 (Anne Duménil) ; les stigmates physiques de la violence et leur reconnaissance idéologique dans le cas des invalides de la Grande guerre patriotique en URSS (Beate Fieseler) ou les séquelles de mutilation corporelle (Carine Trévisan), autant de thématiques qui appréhendent le retour à l’intime à travers la médiation du monde extérieur et des réseaux de sociabilité, détruits ou à reconstruire. La réflexion convergente engagée par les communications souligne combien la reconstitution d’espaces de l’intime dépend du rapport à un nouvel environnement que les acteurs sont capables d’instaurer. Ainsi, l’expérience sensorielle des ruines à Munich ne bouleverse-t-elle pas seulement les repères spatio-temporels urbains, et avec eux les cadres sociaux de la mémoire, mais engendre également une perception politique du nouveau paysan urbain, dénazifié par les occupants américains, déblayé pour oublier. L’espace domestique des « assembly centers » offre paradoxalement aux displaced persons un lieu de normalisation et de ré-humanisation, conditions nécessaires à la redécouverte de l’intime. C’est à l’inverse une expérience de déclassement que font les vétérans de la grande guerre patriotique, le primat accordé par Staline à la reconstruction économique après 1945 les privant de la reconnaissance de la mère patrie qui célèbre dorénavant les héros du travail. La transition dans l’après-guerre s’avère également plus difficile pour certains résistants qui ont du mal à se déprendre d’habitudes valorisées dans la clandestinité et à adapter leur identité aux temps de paix, sans doute moins exceptionnels.

La troisième matinée consacrée à « L’avenir de la violence » a cherché à évaluer l’impact de l’expérience guerrière sur la rémanence de la violence dans les sociétés d’après-guerre, en examinant notamment la pertinence de la notion de « brutalisation » quand elle est appliquée aux comportements individuels. Les intervenants ont donné à voir quatre itinéraires, individuels ou collectifs, transformés par la guerre, le cas d’Henri Perrin, prêtre du STO puis figure de proue du courant missionnaire français après 1945 (Guillaume Cuchet), le syndrome du survivant tel que l’a élaboré le psychiatre Niederland à partir de l’expérience des juifs rescapés des camps nazis (Bruno Cabanes), ou encore les réactions de la société allemande à la défaite et à la chute du nazisme, qu’elle soit tentée par le suicide en masse (Christian Goeschel) ou qu’elle affirme de façon concomitante une « emotional community » et une « community of guilt » (Frank Biess). Ces études de cas mettent en évidence combien la permanence de la violence et plus généralement les réactions à la déprise de guerre sont également fonction de la perception que les acteurs ont de leur futur dans l’après-guerre et du rôle qu’ils s’y voient assumer. C’est particulièrement manifeste dans la réflexion tentée par Frank Biess sur le lien entre l’élaboration d’un discours de peur et d’angoisse par la société allemande, notamment face à une vengeance alliée ou juive imaginée, et l’affirmation d’un sentiment collectif de honte et de culpabilité face à la guerre d’extermination nazie. Cette configuration a le double avantage de permettre aux Allemands ordinaires de se présenter eux-mêmes comme victimes de la guerre et de lier leur destin personnel avec celui de l’Allemagne en tant que collectivité nationale. Dans un autre registre, l’impossible démobilisation spirituelle d’Henri Perrin liée à l’extraordinaire communion dans les camps en Allemagne et aux opportunités pastorales qu’elle contenait a conduit le jeune maréchaliste de 1942 à devenir délégué cégétiste en 1954, accomplissement sans doute de sa vocation de prêtre-ouvrier. Autre exemple, l’effort de Niederland pour prendre en compte la souffrance, physique et psychique, des survivants de la Shoah dans les procédures d’indemnisation participe à la reconnaissance des droits des victimes. En élaborant le syndrome du survivant, à l’origine du post-traumatic stress disorder, il ouvre la voie à une définition psychologique des traumatismes hérités de l’expérience de guerre.

Six dernières contributions, trois sur l’après-Première Guerre mondiale, trois sur le second après-guerre, ont abordé le retour à l’intime par le biais des « Reconstructions des rapports de genre et des identités sexuées ». Leur regroupement a permis une mise en écho qui respecte les singularités historiques des deux sorties de guerre tout en soulignant des similitudes dans les stratégies déployées pour retrouver l’intime. Partant du même constat héraclitien que la « guerre est père de tout » et chamboule l’économie de l’intime des couples, des familles endeuillées ou des communautés juives rescapées dans l’Allemagne vaincue, comme elle précipite la crise du modèle masculin mis à mal par la virilité insolente des libérateurs américains en France, les contributions n’hésitent pas à élargir le corpus des sources consultées pour débusquer ce retour à l’intime parfois si pudique à se dévoiler à l’historien (presse féminine, archives judiciaires, caricatures, photojournalisme, photographies de portrait…). Chacune à leur manière, elles apportent des éléments de réponse à la réflexion sur l’interaction entre imaginaire socio-historique dominant au sortir de la guerre et nécessité de redéfinir les identités individuelles sexuées des acteurs impliqués. Ce peuvent être les différents scénarios élaborés par les couples en Grande Guerre pour imaginer retour du soldat et retrouvailles conjugales dans un après anticipé en correspondance (Clémentine Vidal-Naquet), comme l’influence des expériences de guerre sur la réorganisation des relations de couples en fonction des représentations collectives héritées du conflit, nationalisation du corps des femmes avec la valorisation de l’épouse/mère en ange du foyer et la focalisation sur la figure de la jeune fille pour conjurer les angoisses du manque d’hommes après 1918 (Dominique Fouchard), nouvelle distribution des rôles conjugaux à l’avantage des épouses de prisonniers de guerre français derrière l’apparent retour au statu quo domestique en 1945 (Sarah Fishman), ou à l’opposé la reconnaissance du pouvoir tutélaire des veuves par la famille et par les autorités publiques dans le cas des orphelins de guerre (Peggy Bette). Cela peut également être l’aspiration collective des rescapés juifs à retrouver une normalité parmi les vivants en réponse au projet d’extermination nazi par l’affirmation de corps virils sains et forts, de taux de fécondité et de nuptialité exceptionnels, d’un « sionisme fonctionnel » pris en charge par le groupe She’erith apletah (Atina Grossmann) ou encore la diffusion par Stars & Stripes de l’image d’un GI, libérateur superbe adulé par les Françaises, qui vise à faciliter l’acceptation d’une présence américaine de plus en plus impérialiste en Europe à l’orée de la guerre froide (Mary Louise Roberts). Ces contributions soulignent combien l’histoire du retour à l’intime ne saurait faire l’économie de l’étude des projets sociétaux qui reformulent les conceptions de la virilité/féminité, de la paternité/maternité en transition et conditionnent leurs processus régénérateurs.

Le choix des thématiques, la qualité des interventions et la tenue remarquable des débats auront sans doute contribué à lancer une dynamique de recherche sur ce terrain immense qu’est l’histoire du retour à l’intime. La publication prévue des actes constituera un bel apport au renouveau de la recherche sur les conflits au sens large, initiée depuis plusieurs années notamment par Michael Geyer et Benjamin Ziemann autour de la « sociabilisation de la violence ». On peut donc souhaiter que les prochaines manifestations s’attacheront à définir plus rigoureusement et surtout plus systématiquement la notion d’intime, à rétablir certains déséquilibres chronologiques (respectivement 6 et 11 contributions pour les sorties de la Première et la Seconde Guerres mondiales, rien sur la guerre d’Espagne ou la République de Weimar), géographiques (11 contributions sur la France et 5 sur l’Allemagne mais rien sur la Russie après 1917 ou les États-Unis en tant que tels, une seule intervention sur une guerre de décolonisation), voire thématiques (les PG restent des acteurs oubliés) pour tenter véritablement la comparaison « jusqu’à nos jours ».

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