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6 juin 2008

Le corps aujourd'hiui/ Folio/ Isabelle Queval

PARCE QUE JE LE VAUX BIEN


Philosophe et chercheur, Isabelle Queval a publié déjà S’accomplir ou se dépasser, essai sur le sport contemporain (coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », Gallimard, 2004). Spécialiste de l’éthique sportive, de la compétition et du dopage, de la violence et de la règle dans les sports d’équipe, elle enseigne à Paris la philosophie du corps et l’histoire des pratiques corporelles dans l'éducation.
Un nouveau corps se dessine. Longtemps subi, condamné à la souffrance et au mystère de la mort, le corps est depuis un siècle l’objet d’une révolution. Mieux connu grâce aux progrès de la médecine, il est aujourd'hui expliqué, entretenu, soigné, réparé et appareillé. Le chemin pourrait se jalonner ainsi : 1960-70, le corps est l’objet d’une libération évidente, sexuelle notamment. A partir des années 1970, il devient « le plus bel objet de consommation » (Jean Baudrillard). L’apparence se fait enjeu économique et véritable marché. On parlera alors de « sculpture physique de soi ». Pour Isabelle Queval, il est clair que le corps est LE lieu d’exercice de la société nouvelle : « L’effondrement des grandes transcendances – religieuses, politiques, sociales – a précipité la dispersion individualiste et la responsabilité pour chacun de réussir son propre destin. Se doter d’un corps confortable, dessiné à la sa guise, l’attention à sa santé, qui conditionne une vie longue, plus longue qu’autrefois, est vécu comme palliatif d’une spiritualité en déclin. » Cela n’aurait rien d’étonnant, en effet, « puisque les neurosciences tendent à balayer toute considération des mystères d’une ‘âme humaine’ ou d’une spiritualité intangible au profit d’une corporéisation de l’esprit. » Donc la musculation du quadriceps remplace la génuflexion, le mouvement est identique après tout… La beauté se cultive, « la forme est un capital ». Un corps cultivé (on disait jadis une personne cultivée…) est un vecteur d’insertion sociale et professionnelle, un marqueur de pouvoir d’achat et un marqueur de classe : le corps apparaît bien comme le « lieu de centration de l’identité contemporaine ». Contrairement aux prévisions – et aux craintes –, nous n’irions pas vers le virtuel, ce n’est pas la mort du corps. « Il est établi que les plus fidèles utilisateurs de l’internet sont aussi ceux dont la vie sociale est la plus riche. La pratique intensive des jeux vidéo développe les qualités physiques de coordination et de représentation dans l’espace. Les nouveaux jeux sportifs sont des jeux de simulation procurant sensations réelles ou nécessitant une vraie dépense physique. Il n’y a donc pas disparition du corps mais plasticité du corps, évolution » assure Isabelle Queval. Mais ce qu’elle surligne est bien le danger de la norme du corps sain, mince et sportif, sous contrôle : « une population médicalisée est une population classée, fichée (…) Prescripteur de la vie bonne et longue, le médecin est un nouveau moraliste, rôle autrefois dévolu au philosophe, au prêtre, au directeur de conscience. »
Certes, cette nouvelle efficacité médicale a pour conséquence un allongement de l’espérance de vie dans les pays riches et un confort accru jusqu’à des âges avancés. On vit mieux avec son corps. Il n’est plus seulement un memento mori, le lieu du dépérissement et de la finitude humaine, l’attention qu’on lui porte traduit autant le refus de l’idée de la mort qu’un nouveau type d’investissement identitaire. Mieux vivre son corps devient ETRE son corps et définir, à travers lui, un projet d’existence et de nouvelles représentations du temps. Il s’agit, outre la préoccupation de santé, de sculpter ses apparences, de cultiver minceur et dynamisme de la silhouette, galbe des muscles et beauté de la peau pour parvenir au corps idéal, indéfiniment travaillé, différé aussi. La culture savante du corps a ses programmes et ses rythmes. Elle suppose la durée, l’effort, voire la douleur, autant qu’elle appelle jouissance et narcissisme. Mais la médicalisation de l’existence implique en retour une responsabilisation accrue du sujet. Au sein d’un univers médicalisé, nul ne saurait ignorer les règles de la santé. Savoir comment éviter la maladie, c’est devoir le faire, pour ne rien manquer, ni regretter. Maîtriser son corps, c’est assumer identité et destin. La responsabilité individuelle se décuple. L’erreur devient faute…

« Pour être vraiment médiéval, il ne faut pas avoir de corps. Pour être vraiment moderne, il ne faut pas avoir d’âme. Pour être vraiment grec, il faut être nu » disait très justement Oscar Wilde. L’histoire du sujet occidental hérite, en effet, concernant le corps, de trois moments fondateurs : le monde grec antique introduit la question physique et le souci de soi favorisant les pratiques corporelles. Philosophes et médecins en fixent les principes, la diététique. Ablution, jeux et gymnastique érigent une culture du corps. La sculpture de soi prend valeur esthétique et morale. Radicalisant la distinction âme/corps, la pensée chrétienne, au contraire, met le corps à distance. L’heure est à l’introspection, à la culpabilité, à une conception doloriste de l’effort. Le souci de soi est avant tout celui de l’âme.
Au XIXe siècle, enfin, des sciences en plein essor inventent statistiques et machines, enserrent le corps dans un réseau de mesures, l’éduquent, le testent, le programment pour des rendements optimisés à l’usine ou au stade.
Pour Isabelle Queval, « une réflexion sur le corps ne peut faire l’économie de ces influences aujourd'hui conjuguées sous les traits du narcissisme, de l’individualisme, d’une culpabilité néo-chrétienne. » Mais elle indique également comment notre regard sur le corps est totalement bouleversé par notre nouvelle longévité. Toutes les inventions humaines de la religion, de la pensée, de la philosophie étaient ancrées dans la délimitation de vies courtes, cernées dès l’origine par la précarité et la douleur. « Tout était vécu et pensé en référence à l’omniprésence exigeante d’un corps tombeau, quotidiennement contraint : banalité de la mort précoce, exception de la vieillesse, louvoiement nécessaire de l’existence entre épidémies, guerres ou famines. La difformité physique, sans issue, condamnait à la marginalité. Les institutions, dont le mariage, reposaient sur une espérance de vie de quelques décennies à peine. On comprend que le corps ancien, dans sa précarité et sa douleur, ait appelé, par contraste et pour son salut, la nécessité d’une âme pour amoindrir le naufrage corporel annoncé. Maintenant que l’effroyable mortalité infantile a été endiguée, que la vie est plus longue, l’existence moins pénible, « au travers d’un corps plus silencieux, plus apte, plus performant », la construction d’un humain idéal tiendrait le rôle d’une recherche de la transcendance, sous la forme d’un « idéal de soi ». L’investissement matériel (soins, alimentation, sport, chirurgie…) pourrait être une quête de transcendance même s’il est « matérialiste » dans sa forme, suggère Isabelle Queval. La production des corps sains, beaux et en forme, qui s’organise autour de trois injonctions : se soigner, bien manger, faire du sport, serait une démarche spirituelle. Cette « capitalisation sur soi » serait recherche du salut. Et la méditation quotidienne, le bréviaire, le chapelet seraient désormais la beauté en actes, le corps matière plastique acquérant tous les mérites d’une beauté travaillée. La construction quotidienne du corps sportif nécessitant, comme autrefois la construction ascétique, efforts, autocontrôle, plaisir et douleur, calcul des effets, vérification des résultats sur la balance ou au miroir. L’expression « Il faut souffrir pour être belle » dit bien la nécessaire persévérance, les courbatures, relents de culpabilisation chrétienne selon laquelle santé, bien-être, enfantement ou beauté devraient toujours se payer d’une douleur. S’arracher, se déchirer… A la question « Qu’est-ce qu’un champion ? », Jacques Anquetil avait répondu : « Sa capacité à souffrir » ! Mais c’est compter sans les endorphines, hormones de plaisir, qui provoquent à la longue une véritable addiction au sport.
Les prières et le désir d’immortalité seraient remplacés par le concept « anti-âge », qui tente de guérir du temps. Côté jouvence et résurrection, les publicités abondent en verbes en re- : régénérer, redynamiser, repulper, retendre, retisser, renforcer… ; re-, c’est de nouveau, c’est une chance nouvelle. Votre beauté se nourrit de l’intérieur. Autrefois l’embonpoint était signe d’opulence. Aujourd'hui la minceur signe la maîtrise de soi. Manger léger. Manger cinq fruits et légumes par jour. Ni trop gras ni trop sucré, ni trop lourd ni trop salé, « chaque repas est un entraînement invisible » dit l’entraîneur de Laure Manaudou, la nageuse française.

Reste à considérer le prix pour être soi. Le corps, devenu l’ultime parure, requiert un budget, un investissement, au sens économique du terme. Le corps « light » s’assimile à un symbole de réussite, de mobilité physique et mentale. « Chacun est son Pygmalion sur catalogue » écrit Isabelle Queval dont l’essai donne à penser la question éternellement humaine : le corps peut-il nous rendre heureux ? Oui, quand il n’est pas seulement le mouvement, mais aussi le sentir. A la menace d’un corps marchandé, avide de vitamines et d’alicaments, opposer la nature et la joie, qui ne sont rien de ce qui s’échange et qui constituent la part obscure de la marchandise. Pour aller au-delà du marché corporel, l’art, comme toujours révélateur de la vie, mais l’art qui tient compte du corps et ne l’aliène pas dans l’abstraction. Conclure avec le philosophe Michel Henry que la jouissance sportive du corps et la contemplation de l’œuvre d’art pourraient bien, dans certains cas, être identiques dans leurs effets : « Il y a donc, par la médiation de l’œuvre d’art, comme une intensification de la vie, aussi bien chez le spectateur que chez le créateur. C’est une sorte d’advenue à la vie la plus essentielle qui fuse en chacun de nous. Le créateur est alors quelqu’un qui accomplit une œuvre éthique, s’il est vrai que l’éthique consiste à vivre notre lien à la vie de façon de plus en plus intense. »
(09/05/08)

Régine Detambel

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Commentaires
M
Stance d'Ônajor<br /> <br /> On a habillé l'amour d'un corps puis on a recouvert cet amour d'un ego et on l'a oublié
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